3- De la contemplation àla fusion

Dans l’expérience sensorielle de l’espace, le rapport entre le sujet et l’objet de désir se définit bien. Il n’a jamais été un rapport de type vertical, c’est-à-dire un rapport en un sens unique. Au contraire, il est horizontal et favorise de la sorte le dialogue. Le sujet en quête de son objet est pris par la puissance de l’espace extérieur, au point qu’il oublie son entourage pour communiquer avec lui. Ainsi, le sentiment de domination se transforme en dépossession de soi-même ; des expressions telles que « malgré moi » ou « malgré lui » expriment la puissance de l’espace sur l’observateur. Ce dernier cesse d’être un sujet désirant pour devenir un objet visé par l’espace. Il n’est plus qu’une tension désirante engagée dans une dynamique où le désir se nourrit de sa propre intensité. Il se substitue à l’objet qui éveille chez lui ce désir. C’est maintenant l’espace qui part à la quête de l’homme et qui interpelle ses sens pour créer une sorte de communication et d’échange. La relation entre eux prend la forme d’un objet résolu en sujet. Autrement dit, l’espace n’est pas seulement objet de désir, mais aussi le sujet même de la quête. Ce qui veut dire que la relation entre sujet et objet de désir n’est pas stable. Elle est mutuelle et se développe pendant toutes les étapes de la quête.

Au cours de la contemplation du beau paysage, l’observateur gracquien cède à son charme et se soumet totalement à sa provocation. Il suit son emprise et se sent dépossédé de soi :

‘« Le paysage était d’une si surprenante et si singulière beauté que d’un accord tacite nous arrêtâmes nos deux voitures sur le bord du lac, et, longtemps, sans parler, nous demeurâmes absorbés par le spectacle »385.’

La fascination que le paysage opère sur le personnage s’élargit pour devenir une sorte de soumission au profit de l’espace. Ainsi, ce dernier paraît-il l’agent provocateur des événements. Et c’est lui qui décide encore le dénouement.

Nous avons déjà mentionné que le personnage gracquien se trouve toujours en vacances, sans tâche précise ou détourné de sa mission officielle. Cette situation circonstancielle devient un facteur favorisant la contemplation durant laquelle il s’incline devant la puissance de l’espace. Lieux de regard, la fenêtre et la terrasse ne sont pas seulement des lieux d’attirance, elles servent aussi de médiation pour le lieu extérieur. C’est à partir d’elles que le guetteur contemple sans obstacle l’univers. En contemplant le monde sans borne, le personnage se sent soudain absorbé par un paysage si fascinant et devient proie de son charme. L’espace le sollicite et le rend incapable de s’exprimer. La contemplation finit pour devenir fusion. En acceptant l’influence extérieure, le regard désirant se transforme en regard désiré. Sur le plan linguistique, la dialectique de la fusion s’introduit dans la plupart des cas par la réduction du personnage (sujet) à un être transparent, l’utilisation du pronom personnel « on » l’affirme :

‘« L’espace soudain sensible, clair et liquide, comme une chose qu’on peut boire, qu’on peut absorber »386.’

L’exemple montre que l’homme et l’espace sont mis à un niveau d’égalité. Le processus de l’absorption se passe de l’un à l’autre.

Nous pouvons conclure l’effet de l’espace sur l’être gracquien de la manière suivante. Sur le plan syntagmatique du récit, l’espace (placé sous la forme d’un vouloir) exerce une influence sur le personnage (constituant un vouloir-faire). L’influence marque son âme, allonge les moments de l’attente, aggrave chez lui le sentiment de solitude et le pousse enfin vers l’événement. Autrement dit, la soumission à la force extérieure le rend capable de se lancer dans l’action. Un transfert de vouloir définit le comportement du personnage gracquien comme sujet réel pourvu d’un vouloir et d’un objet à réaliser. Au niveau paradigmatique, l’attente dans laquelle le personnage se trouve se résume en deux catégories opposantes angoisse/désir. Ceux-ci définissent l’état du personnage pendant tout les moments du récit. Gracq a rendu à l’espace son importance. Son originalité réside dans le fait qu’il n’a pas donné la vie à l’espace, mais il a fait découvrir l’existence de cette vie à l’homme.

La contemplation n’est pas une étape fortuite dans les moments du récit. Au contraire, cette étape, outre qu’elle est guet voire attente, institue la tension entre le sujet et l’objet de la quête. C’est pendant ces moments que s’ouvrent aussi les portes de l’autre monde et se détermine le véritable objet de la quête. Dans l’œuvre romanesque de Gracq, l’horizon et le Farghestan que nous allons étudier dans le chapitre suivant se présentent comme le substitut de ce monde-là.

Notes
385.

Un beau ténébreux, pp. 154-155.

386.

Un beau ténébreux, pp. 163-164.