Chapitre 3
Un au-delà invisible

La préférence attribuée au lieu élevé dans les écrits de Gracq ne vient pas seulement du fait qu’il ouvre aux personnages une belle vue panoramique, il les oriente aussi vers le point magnétisé de l’espace. La position en surplomb leur montre une étendue d’espace non explorée dont l’horizon dessine encore les contours. Autrement dit, elle dirige le regard vers la ligne de l’horizon qui fait le partage entre ce qui est vu de l’espace et ce qui ne l’est pas. L’altitude, outre qu’elle accorde au guetteur une sensation agréable de domination et de possession de l’espace, donne corps à un autre monde lointain et invisible qui pourrait être le substitut de l’au-delà inconnu. C’est un monde secret qui promet à l’homme l’acquisition de quelque chose comme la vérité et la connaissance du monde, de soi-même ou des autres. Le lieu élevé devient donc un relais pour le lieu de la révélation qui engage l’homme dans une quête herméneutique. C’est le cas d’Albert et de ses homologues dans les autres récits. Albert, le premier héros, que Gracq lui assigne cette mission, détermine dès les premières pages d’Au château d’Argol son objectif et celui des autres : la connaissance du secret de la vie. Pour atteindre ce but, le guetteur doit franchir les limites du monde visible et entrer dans le monde invisible. Sa posture circonstancielle sur un belvédère le met au seuil de ce monde et renoue immédiatement le lien avec le monde spirituel. C’est ce que Gracq sent effectivement lors de son ascension de la montagne magique Montségur. Le mont lui accorde une sensation d’être au contact du monde céleste :

‘« Au nord, une autre porte ouvre sur l’abrupt vertical, bée sur des lointains bleuâtres, splendides »387.’

Lieu de provocation, l’au-delà augmente le pouvoir d’attraction de l’espace extérieur. Il provoque le départ du personnage en vue de le découvrir. Cet appareillage est un instrument privilégié de la révélation qui concerne son destin et celui des autres. Cependant la distance paraît le grand obstacle qui retarde l’accomplissement de la rencontre avec le monde invisible. Car l’horizon n’est jamais un vrai lieu, son immatérialité prolonge le chemin et empêche l’accessibilité à ce lieu. L’horizon est à l’évidence insaisissable, il se trouve hors de portée de l’homme. Lorsque celui-ci tente de s’avancer vers lui, l’horizon recule. Ce recul donne au paysage une profondeur infinie et une immensité incommensurable qui se révèle plus tard le lieu de son occupation. Le caractère immatériel de cette ligne crée alors son charme. L’horizon est désormais l’objet du regard qui attend la plénitude d’une vision. Mais cette attente se prolonge, parce que la vision ne s’accomplit pas tout de suite. Le rapport entre l’attente et la vision est très étroit ; d’après Maël Renouard, regarder veut dire attendre. Le regard s’achève en vision, s’épuise sinon à vouloir voir. Le guetteur voit au moment où il cesse de regarder – d’attendre. Car si « le regard attend, la vision conclut l’attente, elle en est la résolution »388. Cela explique le comportement du personnage gracquien qui ne cesse de regarder, tout en aspirant à mettre fin à son attente par une vision de quelque chose venant de là-bas. Nous pouvons nous rendre compte de la raison pour laquelle l’attente devient le thème majeur des romans de Gracq.

Point de contact entre l’ici et le là-bas, l’horizon fascine. Il ouvre le paysage sur le mystère d’un lointain inviolable, métaphore de l’au-delà inconnu. D’une autre manière, l’horizon propose un accès vers l’infini et un passage vers l’ailleurs. Dans l’œuvre romanesque de Gracq, deux éléments offrent la possibilité d’accéder au monde inconnu : l’horizon et le Farghestan. Si l’horizon est une réalité évidente connue de tout le monde, le Farghestan est un pays fictif né dans l’imaginaire créatif de l’écrivain. Ce pays remplace l’au-delà dans Le Rivage des Syrtes où Gracq nomme pour la première fois ce monde. L’écart dans l’espace reste dans les deux cas la condition essentielle du magnétisme. Car le regard attend ce qui est au loin et au bout d’une perspective. L’éloignement dans l’espace, qui est la contrepartie de l’éloignement dans le temps, donne à voir également l’avenir et révèle à l’œil le sens de l’attente. L’œil tend donc vers un dévoilement du monde et vers une révélation.

Notes
387.

BOISLEVE, Jacques. « Hauts lieux gracquiens ». Dans 303. Nantes : 2006. No 93. Julien Gracq. p. 80.

388.

RENOUARD, Maël. L’Œil et l’attente sur Julien Gracq. Chambéry : Comp’Act, 2003. p. 10.