I- Entre le visible et l’invisible

Tout paysage perçu d’un point de vue unique révèle au regard une certaine étendue correspondant à une partie d’espace où se trouve l’observateur. Cette étendue qui donne à elle seule la mesure du monde possède une ligne qui est la marque exemplaire de l’alliance entre le paysage et le sujet regardant. Cette marque d’alliance est appelée horizon ; elle ouvre le paysage sur une profondeur infinie, tout en liant le visible à l’invisible. De ce point de vue, le terme ne désigne pas seulement la limite mais aussi l’étendue visible que le regard peut balayer sans obstacle, et encore l’espace dissimulé derrière lui. À la différence de l’espace cartographique et géométrique, chaque paysage réel possède un horizon qui dessine ses contours. L’horizon n’existe que pour un sujet regardant dont le champ visuel se confond avec une perspective. En distendant le visible, la perspective ouvre à une sorte de spatialité qui étend l’espace au-delà de la limite de l’espace visible. L’horizon constitue donc en lui-même le lien entre l’espace invisible et le sujet qui le regarde. Il devient la marque de sa présence au monde et la pulsation même de son existence. Autrement dit, l’observateur n’a d’existence qu’à travers un espace offert au déploiement de ses pouvoirs. De même, le paysage ne prend consistance qu’au regard d’un sujet observateur. D’après Michel Collot, l’horizon est la frontière qui permet au guetteur de s’approprier le paysage et de le définir comme son territoire, comme espace à portée de regard et à disposition du corps. Car « le paysage n’est pas seulement vu, il est habité. Le parcours du regard ne fait qu’anticiper sur les mouvements du corps ; le voir renvoie immédiatement à un pouvoir »389. En regardant le paysage, le contemplateur a l’impression de pouvoir l’embrasser effectivement par les mains. À ce moment de contemplation, le paysage « est ressenti comme un prolongement de l’espace personnel, son ampleur mesure l’envergure d’un corps propre agrandi aux limites de l’horizon »390. L’horizon se définit alors par un rayon d’action et celui de la vue. L’écart qui unit et sépare à la fois l’observateur et l’horizon revêt d’ailleurs une autre importance dans l’expérience spatiale. Cette importance est acquise du fait que la distance possède en elle-même une signification spatio-temporelle liée à l’image de l’avenir. La partie invisible du paysage correspond en réalité à une partie de vie non explorée. De ce fait, le regard du personnage gracquien porté vers l’horizon peut être compris comme une aspiration vers la connaissance de l’inconnu ou comme une vie élancée vers le futur. Étant donné que la profondeur de l’espace devient le synonyme de la profondeur du temps, l’horizon lointain signifie l’avenir et jamais le passé.

L’intérêt attribué à l’horizon dans les œuvres littéraires est dû effectivement au rôle qu’il peut jouer dans la constitution du rapport entre l’ici et là-bas d’un côté, entre la terre et le ciel d’un autre. Ainsi, l’horizon devient l’objet de toiles des plusieurs peintres du XIXe sicles qui s’intéressent à la représentation du paysage. Cela traduit l’aspiration à un espace conquis par le regard et converti par la médiation artistique. Les toiles de Caspar David Friedrich sont un bon exemple, elles mettent en scène un homme face aux forces de la nature. À titre d’exemple, citions aussi « Le Voyageur contemplant une mer de nuage » en 1818. La puissance du tableau réside dans sa surface, qui s’ouvre sur une profondeur où la vue peut s’étendre à perte de vue. Il propose une autre manière d’appréhender le réel, plus ouvert au regard et au pouvoir du sujet regardant. Nous nous demandons ici si la peinture constitue un élément d’inspiration pour Julien Gracq. Dressé verticalement dans l’espace, l’observateur gracquien embrasse visuellement le lointain, son corps lui assigne une place au cœur du paysage qu’il regarde. Grâce à son corps, il fait partie du paysage et modifie son point de vue. Mais le corps l’attache aussi à l’ici, il l’empêche de voir plus loin que là-bas. Ce qui est en face de lui se dévoile à ses yeux, tandis que l’autre aspect du paysage caché derrière la ligne de l’horizon reste inviolable. Cela ne signifie pas évidemment qu’il est absent. Au contraire, la partie invisible sollicite l’attention du sujet et provoque sa curiosité avide d’aller voir l’inconnu. Cette partie est intégrée selon Michel Collot à la signification du paysage par « l’intelligence perceptive qui complète les données sensorielles par une re-présentation, ou mieux, par une ap-présentation de ce qui échappe aux sens ». La partie masquée doit être devinée ; l’acte de la divination se produit dans la perception de l’espace. L’observateur sait au moins que le monde continue derrière l’horizon et que la partie ouverte devant ses yeux n’est pas isolée dans le vide. Elle devrait absolument s’appuyer sur le fond qu’est le ciel :

‘« Ce fond céleste lui-même inconvertible en figure, donne aux objets qui se profilent contre lui une visibilité éminente et une configuration exceptionnellement stable ; mais en même temps, il les met en rapport avec l’invisible »391. ’

Ainsi, le paysage perçu est doublé d’un paysage imaginaire. La limitation de la visibilité en fait une structure d’appel nécessitant l’intervention du sujet, qui doit y répondre soit par l’écriture soit par le mouvement. Car si l’œil peut tout voir, il n’y aura rien à en dire. L’espace que le corps n’arrive pas à parcourir devient matière d’interrogation et de recréation. Il incite à l’imagination et à la rêverie. Face à cette étendue inconnaissable, l’homme manifeste le désir de voyager soit réellement soit métaphoriquement pour la découvrir et la recréer.

Notes
389.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. Paris : José Corti, 1988, p. 12.

390.

Ibid., pp. 12-13.

391.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. op. cit., pp. 16, 19.