1- Poétique de l’horizon

L’horizon est poétique, car il invite à créer un paysage et à rendre accessible, à la faveur de l’imaginaire créatif, ce qui n’est pas palpable. Tout paysage masqué au champ visuel de celui qui le regarde est une invitation à le découvrir. Il suscite le désir de l’observateur à aller voir ce que l’autre voit, c’est-à-dire à explorer le domaine de sa vision. En tant que lieu de l’autre, l’horizon devient un objet de désir. La ligne où se termine notre vue désigne à la fois le visible qui s’ouvre devant les yeux et l’invisible qui se cache au-delà de l’horizon. En d’autre termes, l’horizon masque un autre monde inconnu, plutôt un ailleurs secret ayant un pouvoir fort sur le regard du guetteur. En subissant la force d’attraction du monde invisible, celui-ci se mobilise et ne se contente pas de la contemplation immobile. Il avance vers l’horizon dans le but d’explorer le visible et l’invisible, mais ce geste reste sans intérêt : l’horizon recule, lorsque le contemplateur s’approche de lui. L’horizon est donc insaisissable, le désir de l’horizon demeure inassouvi. À l’évidence, cette ligne « conteste la solidarité du voir et du se mouvoir, la corrélation entre prise et perception »392. Il y a toujours, pour aussi dire, un manque de regard. Malgré le déplacement du sujet regardant, le but demeure inaccessible. Ce qui veut dire que le mouvement est encore infini. Car l’horizon n’est pas un lieu, il est plutôt un non lieu. En raison de son immatérialité, il n’est jamais inscrit sur aucune carte. Aucun déplacement ne permet donc de le rejoindre, c’est pour cela qu’il constitue un sujet privilégié pour les auteurs. Ce qui n’est saisissable ni par le regard, ni par le mouvement devient accessible par l’écriture. De ce fait l’horizon est poétique, il encourage les poètes et les écrivains à explorer le domaine de leur imagination afin d’atteindre ce lointain impalpable.

L’horizon n’est pas une simple composante du paysage, il est à vrai dire une véritable structure. Son tracé dépend du point de vue de l’observateur et du relief de l’espace regardé. Certes, il n’est jamais localisé dans l’espace, mais il n’est pas, d’après Michel Collot, une illusion d’optique :

‘« L’horizon définit […] le paysage comme un lieu d’échange entre objet et sujet, comme un espace transitionnel, à la charnière du dedans et du dehors, mais aussi du Moi et de l’Autre ». ’

N’étant ni intérieur, ni extérieur, l’horizon ouvre à l’observateur gracquien la profondeur spatiale, tout en demeurant lui-même invisible et inaccessible. Cette ouverture met encore des limites à ses pouvoirs, car l’horizon inscrit dans l’environnement du contemplateur la marque de l’altérité. Il lui ôte sa souveraineté et le dépossède de ce qu’il obtient grâce à lui. Il l’arrache à l’illusion « d’un espace autarcique et à la tyrannie du réel pour ouvrir à la dimension du désir et celle du possible »393. Avec son recul, l’horizon ouvre la possibilité de découvertes toujours nouvelles mais aussi impossibles à atteindre. Dans un sens, l’horizon signifie l’impossibilité pour le désir, car il retarde la rencontre du désir avec son objet.

La prise de conscience d’une réalité lointaine dérobée derrière l’horizon fait de ces deux substances (l’homme et le monde) une unité. Le paysage sera par excellence le lieu de la communication entre le moi qui s’objective et le monde qui s’intériorise. L’émotion qui naît de ce contact est une source d’apaisement du moi. Elle arrache le sujet aux limites de la réalité cruelle pour l’implanter dans le possible. Elle a aussi le privilège de le faire sortir de soi pour l’unir à l’énergie de l’univers. Par là, le sujet ému fait partie de la chair du monde. Cela nous amène à dire que le choix de l’horizon comme thème favori dans l’œuvre romanesque de Gracq n’est pas gratuit. Il participe à l’élaboration de son projet, réclamant le renouvellement du rapport avec l’univers. L’horizon n’est pas chez lui un mot sans signification. Outre qu’il est mis dans un même paradigme du contact de l’homme avec le monde, il oriente le lecteur vers le véritable objet de la quête.

Notes
392.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. op. cit., p. 18.

393.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. op. cit., p. 21.