2- L’objet du désir

Déterminé par les rayons visuels de l’observateur, l’horizon se définit alors par un triple caractère :

‘« Et le mot horizon lui-même, désignant désormais tout aussi bien le paysage visible que son prolongement invisible, se prêtait parfaitement à symboliser cette alliance paradoxale d’un voilement et d’un dévoilement qui caractérise l’appréhension romantique du divin »394.’

En raison de son invisibilité et de son inaccessibilité, l’horizon devient un objet de désir doté d’un potentiel d’attraction. Il sollicite le regard et provoque le mouvement, c’est-à-dire qu’il motive le guetteur à se mouvoir, à marcher et à partir pour remplir le manque du regard. En effet, la partie voilée de l’espace ne cesse d’envoyer des signes provocateurs au contemplateur gracquien qui manifeste le désir d’explorer plus avant le paysage. Il se met en marche et avance dans son parcours mais en vain, car l’horizon régresse à chaque pas. Le mouvement reste donc interminable, l’explorateur n’atteint pas son but. Certes, le déplacement lui fait connaître d’autres lieux, mais l’arrière-plan reste toujours inconnu. Il y a toujours une partie inexplorée de l’espace appartenant à l’autre qui constitue la source d’attraction de l’horizon. Aucun mouvement dans l’espace ne permet de la rejoindre. Ainsi peut naître le désir de l’horizon : inaccessible, il devient un espace désiré. Pour cela il symbolise parfaitement l’autre monde et l’au-delà inexplorable. Il représente, d’après Michel Collot, une utopie du désir. Toutefois, le désir de l’horizon n’est guère satisfait, il reste éternellement inassouvi. Seul le cheminement dans l’ici offre l’issue ; il est apte à rassasier le désir. Car la marche porte le contemplateur en avant et son désir au-delà de l’horizon pour s’abandonner à la contemplation et au guet des signes, d’où la puissance de l’horizon sur ses observateurs.

Le magnétisme de l’horizon n’a pas épargné l’écrivain lui-même qui annonce être bon guetteur du lointain fascinant. Gracq paraît de même victime de l’emprise de l’espace ; il cède facilement à sa tentation perpétuelle, au point que cette ligne devient une source essentielle de son inspiration. À une question posée par Jean-Louis De Rambures portant sur la méthode de travail, le romancier répond :

‘« J’écrirais difficilement ailleurs que devant une fenêtre, de préférence à la campagne, avec une étendue devant moi, un lointain »395. ’

Dans ce passage, Gracq lie l’exercice de l’écriture à celui du regard, tout en précisant les conditions favorites de sa création poétique : être devant une fenêtre, par prédilection à la campagne où le paysage lui ouvre une étendue illimitée. L’horizon devient une matière féconde pour l’imagination. Il n’est pas seulement un élément fondamental du monde romanesque de Gracq, mais il est présent aussi dans ses essais critiques. Dans Lettrines 2, la ligne de l’horizon est encore une source inépuisable pour des souvenirs lointains se rapportant à Nantes, sa ville natale :

‘« Toujours, à l’horizon, on avait la Ville, inaccessible et pourtant offerte, amarrée à ses clochers, avec ses grottes, ses cavernes aux trésors, ses merveilles défendues, et d’autre côté la libre campagne, le vert paradis des vacances, ensoleillé et interdit : nous restions englués à cette frontière morfondue, petits errants vagues battant la semelle et mordus par les engelures, petits signes d’hiver tout envieillis par leurs uniformes mains – séparés, rejetés, échoués »396.’

Grâce à son étendue illimitée, le paysage donne donc libre cours à l’imagination pour rapprocher ce qui est aussi éloigné par le temps que par l’espace. Contrairement à son rôle dans les fictions, l’horizon se rapporte ici au passé et non pas à l’avenir.

Notes
394.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. op. cit., p. 53.

395.

DE RAMBURES, Jean-Louis. « Peint par lui-même, l’écrivain au travail ». Dans Monde des livres. No 7880, le 16 mai, 1970, p. V.

396.

GRACQ, Julien. Lettrines 2. op. cit., p. 274.