2-1 Ouverture du paysage

Dans un entretien avec Jean-Louis Tissier, Gracq avoue être admirateur du paysage et de sa diversité. Il en distingue plusieurs sortes : les sombres, les attristants et les ennuyeux. Il y a de même pour lui des paysages-histoires, des paysages parlants et d’autres qui inspirent du malheur. Mais les paysages forestiers et maritimes l’intéressent beaucoup plus397. L’écrivain et avec lui ses personnages manifestent le même intérêt pour le paysage immense et sans mesure. L’incommensurabilité de l’espace sollicite l’attention et provoque la contemplation. Ainsi la contemplation devient-elle la seule préoccupation des êtres gracquiens, pourtant il ne s’agit pas d’une contemplation passive. Toutes les forces physiques et mentales sont mises à la disposition du paysage, parce que son ouverture apporte quelque chose. L’enjeu consiste désormais à regarder, à voir, à déchiffrer et à mettre en mouvement des signes. Loin de la contemplation, Gracq confie aussi à ses personnages une nouvelle tâche : la lecture du monde. L’être gracquien dans tous les récits se montre bien lecteur du monde, il essaie de relire l’univers pour en ressaisir la signification. Il s’intéresse à tout signe venant du cosmos, car il est révélateur du destin, du possible et de l’accomplissement. Nous signalons ici que le paysage dans son œuvre romanesque s’ouvre généralement sur une étendue démesurée, plus précisément sur l’horizon de la mer ou de la forêt. Cette ouverture facilite le processus de lecture du monde et permet au personnage le passage dans l’autre monde lointain. Ainsi, l’observateur s’engage-t-il immédiatement dans le déchiffrage des indices et des présages envoyés de l’invisible, il manifeste également le désir de le posséder. Ce désir dit l’aspiration à la connaissance de l’inconnu. Voilà ce qui conclut la tâche du personnage gracquien. Élément d’attraction, l’horizon peut être aussi considéré comme une invitation perpétuelle à recréer le paysage. L’enjeu romanesque de Gracq obéit donc à une pression qui provient de deux mouvements opposés. Le premier prend les figures de la quête, du guet, de l’interrogation et du déchiffrement des signes. Autrement dit, il s’agit d’un dynamisme herméneutique. Le deuxième est celui du temps lui-même ou du monde dont la figure est celle de l’échéance. Cette échéance peut être l’échéance d’une durée circonscrite ou un moment où un processus vient à son terme. La rencontre de ces deux mouvements constitue par conséquent le roman gracquien398.

Notes
397.

GRACQ, Julien. Entretien avec Jean-Louis Tissier. op. cit., p. 1201.

398.

MURAT, Michel. L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq. op. cit., p. 84.