2-2 Entre sentiment poétique et religiosité

Puisque l’horizon signifie à la fois le paysage visible et son prolongement invisible, une interrogation indispensable se pose ici sur la signification réelle que prend l’horizon dans l’œuvre romanesque de l’écrivain. S’agit-il d’une recherche métaphysique visant à questionner la réalité insondable du monde ?

Le mot « horizon » a chez Gracq une valeur eschatologique. Les termes et les images que l’écrivain emploie pour le décrire servent à suggérer la présence d’un arrière monde en marge de notre monde sensible. Un monde occulte, ouvert sur un infini métaphysique, qui enferme le secret de l’univers. Ce qui intéresse l’observateur de Gracq, ce n’est pas uniquement le champ de vision disponible à ses yeux, mais encore la suggestion de l’inconnu. Ce qui se cache derrière l’horizon compte, semble-t-il, beaucoup plus que ce qui est visible. Pour cela, nous voyons que le personnage gracquien est préoccupé, dès sa venue au lieu non familier, par une recherche approfondie visant le secret du monde. Nous ne pouvons pas oublier la passion qu’Albert porte à Hegel et aux recherches philosophiques. En renonçant à tout succès de carrière, Albert consacre sa jeunesse à la recherche métaphysique :

‘« À vingt ans, laissant de côté toute considération de succès ou de carrière, il s’était fixé pour tâche de résoudre les énigmes du monde des sens et de la pensée »413. ’

Gracq attribue à sa première créature une grande responsabilité, il lui confie la clé du son projet poétique. À Argol, Albert met en question le monde, il est en recherche perpétuelle du secret de l’univers. Cette tâche résume assez bien l’objectif de tous les autres personnages de l’écrivain. Par là, Gracq met en question le rapport entre l’homme et le monde. Son héros questionne le monde afin de renouveler les relations interrompues avec lui.

Cependant, la recherche gracquienne se rapportant à la vérité du monde n’est pas tout à fait nouvelle, d’autres écrivains se sont illustrés déjà dans le même domaine. Michel Collot note que « pour le sensualisme du XVIIIe, le spectacle de l’immensité naturelle constituait pour l’esprit humain une invitation à explorer l’univers au-delà des frontières que la croyance au surnaturel lui avait jusqu’alors imposée ». Quant au spiritualisme romantique, « il s’agit de dépasser l’horizon naturel pour interroger cette surnature qu’il laisse entrevoir sans jamais la révéler »414. Pour entrer au contact de l’arrière monde, il faut tout d’abord s’affranchir les limites des sens et de la raison. La métaphore de l’horizon est sans doute sollicitée par cette ambition métaphysique.

À l’évidence, la célébration de l’horizon révèle la nécessité que le romancier ressent pour sortir des bornes de l’univers réel et le désir d’accéder au chemin de l’au-delà mystérieux. Mais les facultés naturelles de l’homme le maintiennent ici-bas et l’empêchent d’aller le rejoindre. La seule issue possible pour échapper au domaine des sens et de la raison paraît le recours à la faculté surnaturelle. Cette faculté, Gracq la cherche dans les sentiments poétiques. Autrement dit, le langage poétique devient un moyen d’approcher l’invisible. Son personnage, en guettant le vide, aspire à une vision ou plutôt à une révélation. L’horizon est aussi ambigu : visible et invisible, fini et infini. Il permet de symboliser cette alliance contradictoire d’un voilement et d’un dévoilement : telle est la conception de l’horizon dans l’œuvre romanesque de Gracq.

Notes
413.

Au château d’Argol, p. 9.

414.

COLLOT, Michel. L’Horizon fabuleux 1, XIX e siècle. op. cit., p. 50.