3- Horizon et lumières

Nous avons déjà mentionné que l’horizon se rapporte strictement à l’avenir. La vue de l’espace lointain devient l’équivalent de la vision de l’invisible, de la connaissance de l’inconnu et de l’accès à l’inaccessible. Elle est liée au thème de la voyance. Les différentes lumières qui colorent l’horizon deviennent le critère de l’événement à venir. Dans l’œuvre romanesque de Gracq, nous pouvons distinguer deux moments privilégiés pour la coloration de l’horizon : celui du crépuscule et celui de l’aurore. Ces moments décisifs qui s’attachent étroitement au cosmos tissent entre eux un lien déterminant. Tous les deux font allusion au thème de la naissance et de la mort. Le coucher n’est peut-être que l’aube d’un nouveau jour et d’une nouvelle perspective. La lueur brillante et rosée répandue sur l’horizon communique d’emblée avec l’imagination flottante du guetteur, qui la considère comme un moment propice à sa divination. Pour lui, la lueur porte des présages explicites concernant son avenir. Sous l’influence de cette lumière, l’horizon subit des métamorphoses qui miment la tension croissante et qui annoncent la fin d’une attente prolongée. Par là, le guetteur réalise que l’événement est en train de se produire et que les choses sérieuses commencent. En parlant du Rivage des Syrtes et d’Un balcon en forêt, Maël Renouard affirme que tout s’y passe comme si l’événement arrivait vraiment de l’horizon :

‘« On dirait que l’horizon s’aiguise, qu’il tend à s’achever en pointe, à prendre la forme de la perspective d’une route braquée vers un point, vers le point où se jouent les événements à venir. L’horizon se replie sur la densité d’un point où se résume la tension qui lie les veilleurs à l’avenir»415.’

L’horizon est donc l’image parfaite de l’avenir inconnu dans le visible. Puisqu’il recouvre une frontière, tout donne l’impression que l’avenir vient d’une perception ou des lisières. Cette image correspond bel et bien à la réalité romanesque. Car c’est toujours au-delà de la frontière qu’arrive l’événement.

Gracq croit que tout dans le paysage nous parle et communique avec une partie cachée de notre vie. L’étalement dans l’espace représente pour lui « le point de fuite du paysage » et « l’étape proposée de notre journée ». L’horizon est en effet « la perspective obscurément prophétisée de notre vie ». Les lumières, les couleurs et l’ombre « parlent confusément, mais puissamment, de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin, au-devant de nous ». Les éléments du paysage sont alors l’indice de l’avenir et de « l’aiguillon d’une pensée déjà à demi divinatoire, d’une lucidité que la Terre épure et semble tourner vers l’avenir » :

‘« […] tout ce qui, dans la distribution des couleurs, des ombres et des lumières d’un paysage, y fait une part matérielle plus apparente aux indices de l’heure et de la saison, en rend la physionomie plus expressive, parce qu’il y entretisse plus étroitement la liberté liée à l’espace au destin qui se laisse pressentir dans la temporalité. C’est ce qui fait que le paysage minéralisé par l’heure de midi retourne à l’inertie sous le regard, tandis que le paysage du matin, et plus encore celui du soir, atteignent plus d’une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi pressentiment »416.’

Ce qu’admire Gracq n’est pas le paysage de midi mais celui du soir et du matin. Il déprécie le premier parce qu’il ne constitue pas un intérêt pour le regard. Or, il prône le paysage du crépuscule et de l’aurore, car ils prédisent l’avenir. La lumière sanguinolente, qui suit l’aube et succède immédiatement au coucher du soleil, lui apporte quelque chose d’inconnu. Contrairement à Julien Gracq, Paul Valéry manifeste son attachement à l’heure de midi. Pour lui, l’heure diurne est par excellence l’heure de méditation. Nul décor n’est plus apte à engendrer la réflexion philosophique que les bords d’une mer inondée de soleil. Tous les éléments de la connaissance nécessaires à l’éveil de l’esprit sont rassemblés au bord d’une mer merveilleusement éclairée. Lumière, étendue, transparence et profondeur : c’est sous cet aspect et dans cet accord des conditions naturelles que l’esprit ressent et découvre. Car tous les attributs de la connaissance sont réunis : clarté, vastitude et mesure. Ce que voit l’observateur représente ce qu’il est dans son essence de posséder ou de désirer. La clarté est donc indispensable à la vision. C’est dans Le Cimetière marin que Paul Valéry évoque le lien entre l’âme et la mer. Sous un soleil de plomb, dans une lumière blanche, la mer devient figure symbolique polyvalente, elle est le mouvement et la vie intérieurs de l’âme. Le soleil symbolise dans ce poème la conscience de l’univers, parce que ses rayons tombent d’aplomb et donnent à toutes les choses le même poids de réalité. Sans lui, les choses ne seraient pas, car c’est la clarté solaire qui les bâtit. C’est la conscience, pouvons-nous dire, qui éclaire les retours cycliques de la vie intérieure et de cette mer. L’homme contemple comme une « récompense après une pensée »417 ce calme étincelant.

Notes
415.

RENOUARD, Maël. L’Œil et l’attente sur Julien Gracq. op. cit., p. 37.

416.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant, op. cit., p. 616.

417.

Nous nous intéressons à citer ici la première strophe de ce long poème :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée!

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux! VALERY, Paul. Charmes. Œuvres I. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1987, p. 147.