3-1 Soleil couchant

‘« […] dans la perspective du chemin, du côté de la Meuse que gagnait l’éclaircie, on voyait, quand on se retournait, mourir sur l’horizon une bande étroite d’un rouge terne comme on en voit dans les soirs de neige »418.’

Si le crépuscule s’attache dans Un balcon en forêt à l’horizon de la forêt, il s’associe dans Un beau ténébreux à celui de la mer :

‘« Plage noble, mélancolique et glorieuse, les vitres du front de mer toutes à la fois incendiées par le soleil couchant comme un paquebot qui s’illumine »419.’

Arrêtons-nous sur le choix du soleil couchant comme moment privilégié pour suggérer l’avenir inconnu. Moment fugitif et passager, le coucher souligne un temps transitoire entre la clarté et les ténèbres. Outre qu’il établit le lien entre le jour et la nuit, ce moment révèle le secret de la création cosmique. Il met fin à la journée et donne naissance à la nuit. C’est un moment à double sens, qui veut dire à la fois un déclin et une naissance. En d’autres termes, c’est un moment, comme le qualifie Marie Francis, d’« anéantissement » et de « régénération »420. Le coucher n’est pas seulement un jour finissant, symbole d’une disparition, mais il est aussi une nuit commençante, symbole de renaissance. Cette dualité de fin et de commencement, de vie et de mort, de déclin et de naissance, que trace l’alternance du jour et de la nuit constitue l’énigme de l’univers. Ainsi, la genèse poétique de Gracq s’organise autour de cette dualité. Dans ses récits, le paysage crépusculaire se trouve constamment rapporté à une prémonition. Le soleil couchant devient l’indice de l’avènement d’une action, d’un fait et d’un événement, tout en mettant fin à l’attente du personnage. Pour assouvir le désir avide de la connaissance, le personnage gracquien contemple l’horizon. Il guette attentivement le changement atmosphérique (que crée le coucher) et reçoit en même temps les signes avertisseurs venant de loin. Il voit dans l’étalement de l’espace un chemin de vie possible que « son étirement au long du temps ne permet d’habitude de se représenter que dans l’abstrait ». Un chemin de vie qui devient, puisqu’il est « éligible », l’équivalent d’un « chemin de plaisir »421. Un rapport étroit né entre son état d’âme et le crépuscule est l’origine de ses pressentiments. En empourprant le ciel par sa couleur charmante, le crépuscule glisse au fond de lui un sentiment d’angoisse indéfinissable semblable à celui qui provient d’un paysage romantique et crépusculaire. Certes, le crépuscule l’enchante par sa lumière rose, mais il a un reflet négatif sur son âme en raison de la transmission de message de mort. L’état d’agonie du soleil et le déclin du jour renvoient en fait à la déchéance de son état d’âme. Gracq vise, semble-t-il, à faire un parallélisme entre le monde et son personnage. Du reste, les moments décisifs de la trame coïncident parfaitement avec ce moment de jour à la fois sinistre et charmant. Ce qui veut dire que l’événement prévu porte un caractère lugubre. C’est dans cette vision symbolique que se réalise le passage du drame cosmique à la fiction tragique.

D’après Marie Francis, Gracq a tendance à élaborer un aspect positif du sentiment de la négativité redevable à la contemplation de la lumière crépusculaire. Ce sentiment pousse le personnage à rétablir son infirmité :

‘« De l’anéantissement qui est la négation d’une attente humaine, de la conscience d’un temps négatif qui lui dénie le droit à une plénitude existentielle, le héros gracquien tire ce qui promet sa reconstitution, tire cette attente qui porte, assume la possibilité de l’événement régénérateur et qui se développe longuement, avec toute sa charge temporelle positive »422. ’

Avec son déclin, le soleil contribue à doter l’horizon d’une dimension infinie. Autrement dit, le paysage crépusculaire l’ouvre vers le ciel et laisse transparaître au-delà de cette ligne un nouvel horizon que nous ne pouvons pas voir. Par là, le crépuscule célèbre à la fois l’illimitation du paysage et l’ouverture d’une transcendance. En approfondissant l’espace, en regroupant à l’horizon le ciel et la terre, le crépuscule offre l’image d’un au-delà que le personnage de Gracq ne peut que pressentir. Cet au-delà demeure l’objet ultime de ses aspirations. Sur l’île de Vezzano, Aldo arrive à le déterminer à la faveur du « crépuscule avancé » sous un aspect de « nuage blanc en forme de cône » :

‘« Mes yeux parcoururent cet horizon désert et s’arrêtèrent un instant aux contours d’un très petit nuage blanc en forme de cône, qui semblait flotter au ras de l’horizon dans la lumière diminuée »423.’

Dans Un beau ténébreux, l’au-delà invisible est acquis par un moyen surréaliste, lorsque Gracq livre son personnage à la puissance incomparable du sommeil. Libéré de tout état de conscience, Henri se trouve dirigé malgré lui vers « un point de fuite » où le ciel et la terre se rejoignent :

‘« […] une immense surface qui s’étend à perte de vue, avec des herbes hautes, vertes, d’un vert profond, onduleuses comme la mer, et dont les houles uniformes par grandes nappes vont se perdre vers la ligne de l’horizon. Au-dessus, un ciel d’un bleu splendide, avec un grand arroi de cumulus, comme des chevaux blancs, célestes, qui vont se perdre avec les houles des herbes vers un lointain d’une distance infinie »424.’

C’est au seuil du rêve que le lointain désiré apparaît en une image splendide où l’immensité céleste rencontre dans un point précis l’étendue terrestre. La rencontre du ciel et de la terre laisse place à la floraison d’une image surnaturelle où les herbes hautes et vertes comparées aux houles de la mer permettent de voir sur la surface de l’eau le lointain inconnu. En réalité, la comparaison de l’espace visible avec le large donne au rêveur l’illusion de l’ouverture du paysage sur une autre partie invisible et la possibilité d’explorer ce « lointain d’une distance infinie ». L’invisible est rendu donc visible grâce au pouvoir magique du rêve, tandis que la vision est assurée par l’incommensurabilité de l’horizon et par la métaphorisation des herbes en mer. Mais il s’agit cependant d’un reflet ; les regards qui convergent vers cette ligne voient la réflexion du ciel dans le miroir végétal-aquatique. L’étendue vaste de la mer reflète le monde céleste et rend saisissable l’au-delà inconnu. Par ailleurs, l’élévation de ces herbes, dont les troncs s’enracinent sur la terre et le sommet se dresse vers le ciel, constitue le motif essentiel de la vision et de la conjonction de la terre et du ciel. Nous remarquons que dans ce texte l’horizon remplit trois fonctions soulignant entre elles des nuances différentes. Dans sa première fonction, l’horizon sert à désigner une partie assez reculée du paysage visible dont la surface « s’étend à perte de vue ». Puis il est indiqué comme une « ligne » qui arrête la vue et la rend floue. Pourtant l’horizon gracquien n’a pas pour fonction de clore le paysage, de séparer la terre et le ciel et d’isoler le visible et l’invisible. Il l’ouvre au contraire vers un ailleurs ou vers un lointain infini, c’est-à-dire qu’il l’attache à l’inconnu. Autrement dit, l’horizon montre ici la partie cachée du paysage, considérée comme le substitut de l’au-delà : voilà ce qui constitue la troisième fonction de l’horizon.

Sous la force d’attraction de l’horizon, l’observateur gracquien se prête à un nouveau départ. Cet appareillage lui fait renoncer au présent actuel au profit de l’avenir. Ce qui se révèle sous l’indice de l’horizon crépusculaire et au cours de la marche porte généralement, comme l’indique son signe annonciateur (la nuit), des traits sombres et décèle souvent une cruauté. En termes plus précis, le personnage gracquien ne se contente pas de la contemplation immobile, il veut encore franchir la limite séparant les deux mondes. Cette étape se matérialise dans Au château d’Argol par la transgression des limites du bois de Storrvan, Grange répète la même initiative dans Un balcon en forêt, en sondant l’espace qui s’ouvre à lui. Dans Un beau ténébreux, Henri prend à la fin du récit « la route qui le rejetait à l’horizon de mer ». La nuit dense et le vent froid lui donnent l’impression d’entrer dans la « ville inconnue »425 et lui garantissent la transgression. Nous concluons que le rapport d’attraction entre le sujet et l’objet du désir évolue désormais en rapport de transgression.

Notes
418.

Un balcon en forêt, p. 31.

419.

Un beau ténébreux, p. 104.

420.

FRANCIS, Marie. op. cit., p. 147.

421.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant. op. cit., p. 616.

422.

FRANCIS, Marie. op. cit., pp. 147-148.

423.

Le Rivage des Syrtes, p. 685.

424.

Un beau ténébreux, pp. 171-172.

425.

Un beau ténébreux, p. 251.