3-2 Aube : le moment des départs

La première lueur du soleil levant qui blanchit l’horizon évoque également l’idée de la mort et de la renaissance. Son émergence dans le monde romanesque de Gracq reste plutôt attachée à la naissance. C’est à l’aube qu’Aldo quitte Orsenna et dit adieu à la vie sociale pour prendre la route vers les ultimes confins du sud :

‘« Il y a un grand charme à quitter au petit matin une ville familière pour une destination ignorée »426.’

Le départ dessine, comme le signale ce moment, « les défilés de la naissance »427. Naissance d’une nouvelle vie, d’une nouvelle perspective et d’un nouveau destin qui n’est plus individuel mais collectif. Certes, le voyage dure plusieurs jours, mais le trajet final est aussi terminé à l’aube. Ce qui veut dire que c’est un voyage circulaire : il commence et finit à la même heure :

‘« Je me baignais pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnues comme dans une eau initiatique […] J’attendais le matin, offert de tous mes yeux aveugles, comme on s’avance les yeux bandés vers le lieu de la révélation »428.’

Nous sommes très sensible à la comparaison qu’Aldo établit entre la naissance de l’aube et l’enfantement. Il lui semble se baigner tout à coup dans la cavité cosmique comme dans le sein maternel. Seule l’aube va mettre fin à son trajet et révèle la vérité. L’état d’aveuglement momentané qui le frappe va changer avec la première lumière du jour. Toutes les conditions nécessaires à une naissance sont mises en place, le narrateur évoque des images indispensables à ce fantasme. Le calme, l’obscurité et l’humidité lui rappellent l’immersion maternelle dont il a besoin de s’affranchir. En revanche, il a la certitude que le « lieu de la révélation » se dévoile à ce moment matinal. L’aube va lui donner la naissance et le mener au seuil du véritable lieu de quête. Elle dissipe les ténèbres de la dernière nuit et promet le merveilleux. Nous finissons par dire que le départ matinal a une valeur initiatique et baptismale.

L’aube dans Le Rivage des Syrtes reste attachée à l’idée du départ et accompagne les étapes nécessaires de la trame. C’est le moment du départ initial vers les Syrtes et du voyage maritime pour l’île de Vezzano avec Vanessa. Enfin, l’aube illumine le trajet ultime d’Aldo et de ses compagnons lors de la croisière :

‘« Je regardais ce ciel imperceptiblement dilué d’aube, comme effleuré sous l’horizon à sa lisière extrême par la palpitation d’un faible éventail de lumière »429.’

Toutefois, jamais l’aube n’est le moment de l’accomplissement de l’action. Au contraire, son évocation appelle un moment d’initiation portant de grandes possibilités. Autrement dit, l’aurore ne se rapporte pas à des événements, elle est simplement l’instant du départ pour un événement important.

À la lumière de l’aube et au coucher du soleil se dessinent donc à l’horizon les contours de l’au-delà invisible devant lequel le guetteur paraît stupéfait. De l’au-delà vient, croit-il, l’avenir précédé par des signes annonciateurs. Les signes sont encore, d’après Maël Renouard, éclat et lumière. Ce qui veut dire que l’horizon est lumière aussi. L’événement est par conséquent lumière, quand il n’est pas encore là : des signes et des présages dans le visible annoncent son avènement prochain. De ce fait, « les signes sont visibles et ils sont signes de quelque chose qui est invisible. Ils promettent l’événement, ils promettent la révélation »430. La lumière et l’éclat dont parle l’auteur ne sont que les lueurs de l’aube, du soleil couchant et parfois du monde astral.

Notes
426.

Le Rivage des Syrtes, p. 559.

427.

COLLOT, Michel. Paysage et poésie du romantisme à nos jours. op. cit., p. 285.

428.

Le Rivage des Syrtes, p. 565.

429.

Le Rivage des Syrtes, p. 727.

430.

RENOUARD, Maël. L’Œil et l’attente sur Julien Gracq. op. cit., pp. 44-45.