1- De la femme à l’horizon

Quoique les lieux soient épisodiques (c’est le cas des jardins de Selvaggi et de Vezzano) dans le monde romanesque de Gracq, ils sont propices à l’apparition de figures féeriques. Et c’est Vanessa qui remplit ce rôle dans Le Rivage des Syrtes ;sa présence imprévue dans des lieux fréquentés par le héros porte déjà quelque chose de spectral. Elle est à vrai dire la provocatrice de l’événement et « la messagère de l’au-delà »435 dans ce récit. Son rôle se montre évident dans l’organisation de la première rencontre d’Aldo avec le Farghestan. C’est elle qui l’entraîne sur son île enchantée de Vezzano et dans son palais mystère à Maremma pour être à proximité du pays tabou. Elle est, pouvons-nous dire, son initiatrice : elle lui apprend à regarder, à sonder la ligne de l’horizon et à attendre pour voir quelque chose sur l’horizon. Aldo n’est l’agent principal de l’action finale (la transgression de la ligne rouge) que sous l’emprise de son regard. En effet, la femme sert ici de médiatrice entre le héros et le lieu de l’attraction et s’opère sur lui une grande influence avant même le commencement de l’action. Sa puissance s’ébauche depuis sa première présence dans les jardins de Selvaggi à Orsenna. L’incipit nous informe qu’Aldo les fréquente régulièrement avant de prendre la décision primordiale du départ pour les Syrtes, quand il est un jour étonné de trouver une femme se tenant au même endroit. Ce qui le frappe d’emblée dans tout cela, ce n’est pas sa beauté, mais le sentiment de « dépossession exaltée » qui l’envahit vigoureusement, lorsqu’il la regarde :

‘« Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans l’impression de présence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d’un banni ; elle était l’esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d’une teinte soudain plus grave, comme la trame de l’orchestre quand l’entrée pressentie d’un thème majeur y projette son ombre de haute nuée »436.’

Dès la première apparition de Vanessa dans les jardins Selvaggi, Aldo se rend compte tout de suite du pouvoir prodigieux qu’elle peut exercer sur les choses. Sa seule présence suffit à faire d’elle « la reine du jardin » qui attribue au paysage des caractères solennels. Sous son pouvoir de souveraineté et d’ensorcellement, les objets lui semblent prendre une autre forme et se colorer différemment. Son regard perçant donne au paysage une solennité distinguée. Aldo saisit tout cela et il l’appelle : « le pouvoir d’un happement ». L’effet du regard de Vanessa lui paraît encore comparable à celui que peut jouer le « mot d’un poète »437 ou à celui de geste d’un chef sur une foule. Autrement dit, la femme semble avoir la capacité de changer le regard porté sur les objets ; son pouvoir s’exerce autant sur les choses que sur les personnes. Aldo n’échappe même pas à sa puissance et tombe facilement dans le piège de ses regards qui l’entraînent finalement à l’horizon et plus exactement au loin vers quelque chose :

‘« […] dans une immobilité tendue, je fixais jusqu’aux dernières lueurs les silhouettes des arbres sombres qui se découpaient sur la bande lumineuse de l’horizon. Là s’était fixé le dernier regard de Vanessa ; j’attendais de voir paraître ce qu’il m’avait mystérieusement désigné »438. ’

Vanessa détourne le regard d’Aldo de la ville et l’invite à guetter l’horizon. Sous l’effet de la femme, il change rapidement sa vision concernant les jardins de Selvaggi et Orsenna. La ville lui semble tout à coup plonger dans un sommeil total. Il saisit ainsi le vide de sa vie et l’agonie qui domine la Seigneurie. Durant la première période courte d’amitié avec elle, Aldo se laisse gagner par l’esprit de Vanessa qui refuse complètement l’état somnolent du pays. D’après lui, Vanessa est la seule personne capable de révéler la profondeur réelle des choses, car elle incarne la « minime fêlure qui donne la profondeur d’un cristal invisible »439. Vanessa lui apprend alors la vraie situation du pays, lui ouvre les yeux sur de nouveaux chemins. Elle devient encore la cause essentielle de son départ pour les Syrtes. Elle réveille en lui, selon Yves Bridel, le sens de la quête, car elle lui fait regarder le monde au-delà des limites d’Orsenna. Pourtant, elle ne l’entraîne pas immédiatement à franchir les limites de l’interdit. Ces limites ne sont franchies que par l’acte d’amour :

‘« Obscurément, Aldo sent que l’amour avec Vanessa le ferait franchir le seuil d’un interdit sacré, qu’il n’est pas encore prêt à passer, mais dont il pressent l’existence »440.’

Le pouvoir du franchissement lui est donné ultérieurement dans les profondeurs de l’île de Vezzano lors de l’amour partagé avec l’initiatrice. Ce qui veut dire que l’objet sacré n’est acquis que par un des processus mystiques. Le contact charnel le mène à l’observation de l’au-delà nommé Farghestan. Après l’union physique des deux amants, les yeux d’Aldo s’ouvrent sur ce qu’il ne doit pas voir. Tängri sort soudainement des profondeurs de la mer vers la hauteur du ciel ; son émergence est pareille à une révélation. Aldo récolte, pouvons-nous dire, le fruit de ce mariage à la fois charnel et mystique.

Le désir de l’horizon augmente après le départ d’Aldo aux Syrtes, surtout quand il voit un jour un bateau immatriculé franchir les limites des patrouilles et se perdre au loin. Ce désir est intensifié une nouvelle fois par l’apparition du même bateau et de son gardien étranger à Sagra. Tout cela provoque en lui le désir d’aller voir là-bas. Pour Aldo, le bateau et le gardien ne sont que deux indices venant de l’au-delà de la mer où se cache l’événement. Dans un autre sens, ce sont les preuves de l’existence de l’au-delà invisible (Farghestan). Leur découverte sur le port ruiné de Sagra rend Aldo sûr de ses sentiments : « je me sentis monter au cœur, avec la fièvre du chasseur, une espèce d’épanouissement intime qui me justifiait ». À partir de cette découverte, les choses se précipitent ; la conviction de quelque chose « qui n’était plus dans l’ordre » devient évidente. La passion pour une voile transcendant les limites interdites s’agrandit. Les regards du héros s’orientent désormais vers l’horizon de la mer, tout en aspirant à voir un signe venu de l’au-delà :

‘« Au-delà de ces étendues de joncs lugubres s’étendaient les sables du désert, plus stériles encore ; et au-delà […] derrière une brume de mirage étincelaient les cimes auxquelles je ne pouvais plus refuser un nom »441.’

Point de magnétisme, le Farghestan devient la destination du regard. Il est nécessaire de mentionner ici qu’il existe un autre motif important pour l’histoire et l’événement. La carte constitue en réalité ce deuxième élément : elle participe à visualiser l’au-delà et à concrétiser l’image géographique du Farghestan. La lecture de la carte dynamise la quête d’Aldo, car c’est à partir de cette lecture que vont apparaître les fantasmes aventureux du héros. Nous pouvons la considérer comme un franchissement symbolique et préalable des lignes interdites séparant le visible et l’invisible. Aldo franchit donc doublement les frontières : une fois d’une manière symbolique dans le chapitre 2 « La Chambre des cartes », une autre fois réellement dans le chapitre 9 « Une Croisière ».

Notes
435.

BOISLEVE, Jacques. op. cit., p. 80.

436.

Le Rivage des Syrtes, p. 595.

437.

Ibid., p. 596.

438.

Ibid., p. 597.

439.

Le Rivage des Syrtes, p. 599.

440.

BRIDEL, Yves. Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire. op. cit., p. 103.

441.

Le Rivage des Syrtes, pp. 611-614.