2- La vision d’un au-delà inconnu

Dans un autre moment délicat du récit, la femme assume parfaitement, pour la deuxième fois, le rôle que lui assigne l’écrivain. Comme elle a déjà réussi à corriger la perspective d’Aldo à propos d’Orsenna, Vanessa intervient dans le déclenchement du premier pas de l’action. Elle emporte cette fois-ci le héros au seuil de l’interdit. C’est elle qui le conduit, peu de temps après son arrivée aux Syrtes, à l’île de Vezzano sur le même bateau immatriculé qu’il a vu à Sagra. La visite de cette île met en lumière les suggestions des cartes maritimes contemplées dans la chambre des cartes. Désignée par un petit point noir piqué isolément sur la nappe bleue, cet îlot s’avère le seul lieu appartenant aux territoires d’Orsenna qui donne une vision directe du Farghestan. Sur cet îlot minuscule, Vanessa livre à Aldo le secret de l’au-delà de la mer des Syrtes. Or ce secret, comme nous l’avons précédemment mentionné, n’est délivré qu’à l’union de ces deux amants dans les abîmes de cette île retirée. À l’approche de la nuit, Vanessa accompagne Aldo en haut de l’île où ils voient ensemble les premiers signes de cet inconnu désiré. Autrement dit, l’ailleurs fascinant n’apparaît qu’après avoir vécu leur amour dans sa plénitude affective, spirituelle et charnelle. Au nom de cet amour, Vanessa montre à Aldo ce qu’il doit maintenant atteindre :

‘« Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri du ciel. Un cône blanc et neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d’un léger voile mauve qui le décollait de l’horizon, pareil, dans son isolement et sa pureté de neige, et dans le jaillissement de sa symétrie parfaite, à ces phares diamantés qui se lèvent au seuil des mers glaciales. Son lever dans d’astre ne parlait pas de la terre, mais plutôt d’un soleil de minuit, de la révolution d’une orbite calme qui l’eût ramené à l’heure dite des profondeurs lavées à l’affleurement fatidique de la mer. Il était là. Sa lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée »442.’

La vue de Tängri est la récompense de l’acte d’amour. L’acquisition de l’objet de désir se passe à travers un intermédiaire que Vanessa représente ici. Point de contact entre l’espace d’attraction et l’observateur, la femme acquiert la même influence que l’espace exerce sur le héros. Elle conduit également à la dépossession de soi et à l’assujettissement total à sa puissance. « Mes yeux suivaient malgré moi la direction de son regard », ce qui montre bien son effet sur Aldo. Cependant, sa puissance n’est exaltée qu’après avoir subi elle-même aussi l’emprise de l’espace. L’engagement dans lequel Vanessa se trouve consiste dans la rupture de la communication et l’absence de la conscience : « Vanessa ne s’en souciait guère, et sans doute ne se souvenait-elle même plus que je fusse là » ou encore «c’est le Tängri, dit Vanessa sans tourner la tête. Elle parlait comme pour elle-même, et je doutai de nouveau qu’elle eût conscience que je fusse là »443. Ce qui confirme encore le fait que la relation de l’homme et de l’espace dans le monde romanesque de l’écrivain est fondée sur la soumission du premier au profit du second. Dans le cas de Vanessa, l’emprise de l’espace se fonde sur l’abolition de soi et l’effacement de l’autre.

Quant à Aldo, il cède à une double attraction : celle de la femme aimée et de l’espace. Il est inconsciemment guidé par l’initiatrice et suit malgré lui la direction de son regard. Dépossédé de lui-même, il dirige ses regards vers la ligne de l’horizon, en attendant une vision. Or la sensation de la dépossession, Aldo l’a sentie dès qu’il monte avec Vanessa sur le bateau. Pendant toute la navigation, il pressent que quelque chose va se décider pour toujours. Cette chose n’est sans doute que la transgression visuelle et effective du Farghestan. À la suite d’une contemplation prolongée de l’horizon, ses yeux rencontrent enfin cet au-delà encore invisible. Ce dernier émerge tout d’abord en nuage blanc sous un aspect de buée qui a une forme de cône flottant au ras de l’horizon dans une lumière très faible. À ce moment-là, le jeu du dévoilement commence à prendre sens sur les deux plans diégétique et poétique ; il s’agit maintenant de l’éclatement de l’espace désiré bientôt appréhendé dans ses détails les plus lointains. Aldo se met face-à-face avec le Farghestan dont l’émergence reste emblématique. En effet, le lieu interdit ne se manifeste pas clairement aux yeux des observateurs, sa vision demeure confuse. Le dévoilement de l’horizon s’accompagne des vapeurs, des nuages et des orages. Nous nous demandons ici si c’est le regard désirant qui provoque l’éclatement de l’espace ou l’inverse. Le récit nous informe plus loin que la transgression visuelle se développe en transgression concrète. Ce qui veut dire que l’espace désiré entraîne l’observateur vers l’événement.

L’horizon dévoilé donne donc une image préliminaire mais brouillée de l’au-delà inconnu, manifesté sous un aspect de vapeur et de voile nuageux. Devant cette manifestation, Aldo n’éprouve aucun intérêt, comme si le dévoilement ne suffisait pas à dessiller ses yeux. Au contraire, une sensation de peur s’empare de lui. Une autre fois, Vanessa intervient, en opposant à sa dénégation le mouvement de ses propres yeux. En dirigeant ses regards vers lui, elle dit : « Tu as vu ? ». Juste à ce moment, Aldo voit l’au-delà ou plutôt Tängri, en forme de montagne : « Et tout à coup, je vis. Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri du ciel ». Comme si la présence de la femme devenait une condition pour cette vue, sa voix et son regard éveillent en lui la volonté de voir. Or seul l’acte de voir lui révèle la vérité de Tängri ; Aldo parle ensuite d’une révélation et non pas d’une vision ordinaire. La reprise des termes comme « tout à coup » pour déclarer la soudaineté de l’apparition, le changement brusque de couleur du ciel, « le ciel du jour avait viré au ciel lunaire », en témoignent.

L’émergence de Tängri offre en réalité une vision apocalyptique. Son apparition au ras de l’horizon est astrale, elle s’accompagne de multiples images attachées aux métamorphoses cosmiques, elle parle « d’un soleil de minuit », « de la révolution d’une orbite calme », d’une « lumière froide », d’une « source de silence », d’une « virginité déserte et étoilée » et « d’une aurore boréale ». L’obscurité opaque qui pèse sur l’île avec la montée de la montagne vers le ciel fait penser à une révélation. Ainsi, au lever de la « cime énigmatique », le « sentiment du temps s’envolait » pour Aldo ; en dépit de l’apparition brève de Tängri, le froid transperce Vanessa et Aldo. Ce dernier, en descendant la colline, sent dans ses poumons « la pureté mortelle d’un vent descendu des champs de neige » et marche « la tête renversée vers le ciel plein d’étoiles »444. Tout cela prouve la vocation apocalyptique de Tängri. Nous soulignons également que la description de l’au-delà parle d’une montagne détachée du sol pour devenir une étoile en suspens au-dessus de la mer. Le déclin du jour, la lumière rasante et la densité orageuse se précipitent alors pour signifier un jour de révélation où des choses vont se décider. En ce sens, le Farghestan devient le substitut de l’au-delà lointain.

Arrêtons-nous maintenant sur le choix de la montagne comme démonstration privilégiée pour désigner l’au-delà invisible. Cette préférence se réfère à l’évidence à des sources religieuses qui expliquent le rapport entre la montagne et le Seigneur. Dans En lisant en écrivant, Gracq précise le sens de cette préférence, en évoquant la figure de Moïse :

‘« Une des singularités de la figure de Moïse, dans la Bible, est que le don de la clairvoyance semble lié chez lui chaque fois, et comme indissolublement à l’embrasement par le regard de quelque vaste panorama révélateur »445. ’

Cette vue panoramique, Moïse l’obtient à partir d’un lieu élevé. Ainsi la montagne du Sinaï reste le lieu favori de la révélation. Moïse monte et c’est en haut de la montagne que Le Seigneur l’appelle. Selon la Bible, Le Seigneur lui parle de la cime de cette montagne. En revanche, la révélation de la Divinité s’accompagne de tonnerre, d’éclair, de fumée et d’une nuée épaisse446. C’est pour cela que l’image de Dieu reste attachée à la hauteur de la montagne. Moïse a reçu les Tables de la Loi au sommet du Sinaï. La montagne acquiert la même importance dans le Coran qui affirme la rencontre de Moïse avec Le Seigneur sur le Mont447. Les livres sacrés lient donc la manifestation de Dieu à la montagne. En tant qu’elle est haute, verticale, élevée, rapprochée du ciel, la montagne devient symbole de la transcendance. Comme symbole du centre, elle participe du symbolisme de la manifestation. La montagne symbolise évidemment, selon Le Dictionnaire des symboles, la présence et la proximité de Dieu, elle est ainsi rencontre du ciel et de la terre. En outre, pour Gracq, « le Paradis terrestre » et « l’Eden » devraient normalement être entourés « des montagnes neigeuses »448. Nous pouvons donc dire que l’image de la montagne reste attachée chez l’écrivain à quelque chose de sacré.

Dans la fiction de Gracq, la montagne devient par excellence le symbole de l’au-delà invisible cachant le secret divin. Représenté par une montagne, Tängri incarne parfaitement ce lieu interdit dont l’apparition s’accompagne également d’une aura divine. Le changement qui s’effectue dans le cosmos (nuage, orage, vent, fumée lumière) parle en effet de promesse ou plutôt de pressentiment métaphysique reçu au plan émotionnel. D’une autre manière, l’émergence de la montagne atteint une portée symbolique qui a une valeur spirituelle. Tout cela met en question la quête gracquienne de l’espace. Pouvons-nous dire que Gracq est-il en quête de la terre promise ? Qu’il est perturbé entre l’existence et l’absence de cet espace ?

Puisqu’il est indéfinissable et qu’aucune information exacte n’affirme son existence sur la terre, le romancier entreprend une recherche extraterrestre, il le remplace par l’autre monde et invente des images suggestives pour le représenter. L’image du cône volcanique représente, selon Le Dictionnaire des Symboles, l’« image ascensionnelle de l’évolution de la matière vers l’esprit, de la spiritualisation progressive au monde, du retour à l’unité de la personnalisation »449. L’espace que cherche l’écrivain se rapproche alors de l’idéal lointain et intouchable. C’est un espace dont la promesse divine dessine les contours.

Notes
442.

Le Rivage des Syrtes, pp. 685-686.

443.

Ibid.

444.

Le Rivage des Syrtes, p. 686.

445.

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant. op. cit., pp. 616-617.

446.

La Bible. Traduction française sur les textes originaux par OSTY, Emile avec la collaboration de Joseph TRINQUET. Paris : Seuil, 1973, pp. 181-182.

447.

Ainsi nous lisons la sourate Al-A’raf, verset 143 : « Lorsque Moïse vint à notre rencontre et que sonSeigneur lui parla, il dit : « Mon Seigneur! Montre-toi à moi pour que je Te voie ! » Le Seigneur dit : « Tu ne me verras pas, mais regarde vers le Mont : s’il reste immobile à sa place, tu me verras. ». Mais lorsque son Seigneur se manifesta sur le Mont, il le mit en miette et Moïse tomba foudroyé ». Le Coran. Trad. de D. Masson. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1967, p. 200.

448.

GRACQ, Julien. Entretien avec Jean-Louis Tissier. op. cit., p. 1204.

449.

CHEVALIER, Jean (dir.). Dictionnaire des Symboles : mythes , rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. op. cit., p. 226.