3- De l’attraction à la transgression

Après l’excursion à l’Ile de Vezzano, Aldo et Vanessa vivent, selon Yves Bridel, une période de maturation comparable à celle d’une gestation d’enfant, tandis que tout le pays éprouve une mobilisation anormale. Orsenna bouge, les gens parlent fréquemment de l’existence du Farghestan et du rôle apocalyptique qu’il peut jouer. Possédée par la frénésie de la quête, Vanessa n’est plus l’initiatrice qui oriente le héros par son regard. Elle paraît trop fragile et cherche maintenant l’aide d’Aldo. Poète dans sa jeunesse, ce dernier est aussi le poète de l’histoire. C’est lui qui raconte l’histoire du Rivage des Syrtes dont il est le héros. Il est donc le poète dans l’action. C’est sous son regard que l’événement naît et prend sens. Il mérite vraiment le titre que lui accorde Vanessa : un « poète de l’événement »450. Doué d’un pouvoir créatif, Aldo porte un regard neuf et original sur les objets. C’est sous son regard que le Farghestan prend forme. Le Rivage des Syrtes est, comme le signale Yves Bridel, le roman du regard : il est « à deux niveaux, produit par le regard d’Aldo dont il conte d’abord l’évolution et ses conséquences historiques, qui sont elles-mêmes regardées, après coup, par le héros »451. L’histoire vécue et l’histoire écrite dépendent donc toutes les deux des regards d’un seul personnage (Aldo) qui les créent et les rendent encore possibles. Pour Vanessa, il est seul capable d’accomplir le dernier pas. Ce pas, dont les deux ont besoin, n’est sans doute que le franchissement de l’interdit. En revanche, les deux amants semblent nécessaires pour l’accomplissement de l’action, l’un complète l’autre. Si la femme joue le rôle de la provocatrice, Aldo devra être l’agent de l’événement. Il lui manque « la connaissance et le force d’agir », pour cela il a besoin de Vanessa. Quant à elle, « le pouvoir de franchir le pas décisif »452 lui manque, car son rôle se limite à la provocation. Aldo et Vanessa sont alors complices.

Ainsi, la volonté de la femme d’être regardée est-elle le motif essentiel de l’expédition définitive d’Aldo. Pour échapper au vide, à l’état somnolent de la ville, Vanessa sent le besoin de lancer un défi à ce face-à-face dont elle a soif. Ce défi se traduit par un regard jeté sur lui dans l’espoir d’obtenir une réponse rapide. Même si la réponse qu’elle attend peut être agressive et combative, elle la désire. Car elle voudrait donner une justification à son existence :

‘« Il y a des yeux ici qui se posent sur vous, Aldo, mais, tu comprends, cela ne va pas plus loin ; il n’y a pas de regard. Et moi, j’avais besoin de ce regard. Oh! Oui, regarder. Être regardée. Mais de tous ses yeux. Mais pour de bon. Être en présence… »453. ’

En effet, Vanessa cherche un regard fascinant : un regard qui interpelle et attire en même temps. Ce regard est celui de l’ailleurs, du lointain, plus exactement du Farghestan. C’est le seul regard susceptible de faire bouger les choses, de détruire le calme d’Orsenna. Et Aldo semble le seul apte à franchir les limites de l’interdit, car il porte en lui le même regard de désir. Vanessa vit désormais dans l’attente ; elle aspire à la venue rapide du regard qui lui donne l’existence et peut-être aussi la mort.

Par son regard neuf, Aldo sonde la ligne de l’horizon brumeux et voit ce qui est au-delà du visible. Ce regard augmente en lui le désir de transgression qui est concrétisé ultérieurement par la transgression de la ligne des patrouilles et de la ligne rouge frontalière. Emporté par le désir de connaître et de percevoir, Aldo entreprend une expédition afin de découvrir l’inconnu. Ce parcours se situe en effet dans le prolongement de la dynamique de contemplation-guet instaurée depuis la forteresse de l’Amirauté et le promontoire de Vezzano :

‘« Le Farghestan avait dressé devant moi des brisants de rêve, l’au-delà fabuleux d’une mer interdite ; il était maintenant une frange accore de côte rocheuse, à deux journées de mer d’Orsenna. La dernière tentation, tentation sans remède, prenait corps dans ce fantôme saisissable, dans cette proie endormie sous les doigts déjà ouverts »454. ’

Dans le chapitre « Une croisière », le désir d’Aldo se réalise enfin au moment où la distance s’abolit entre lui et l’objet de quête pour laisser place à une vision proche de cet objet-ci. Le guetteur se met face-à-face avec le pays interdit. Comme un lieu exemplaire de l’au-delà invisible, le Farghestan n’apparaît pas immédiatement, son apparition semble être alternative. La présence du premier moment est emblématique, elle s’attache à son volcan et à sa fumée répandue dans l’air :

‘« Une fumée montait devant nous sur l’horizon, distinctement visible sur le ciel qui s’assombrissait déjà vers l’est. Une fumée singulière et immobile, qui semblait collée sur le ciel d’Orient, pareille à sa base à un fil étiré et mince, très droit, qui s’épaississait en prenant de l’altitude et se cassait brusquement en une sorte de corolle plate et fuligineuse, palpitant mollement sur l’air et insensiblement rebordée par le vent »455.’

Composantes essentielles du paysage gracquien, le brouillard et la brume tiennent un rôle contradictoire dans le dernier épisode de l’histoire. Leur rôle ne consiste plus à cacher la vue. Au contraire, ils se dissipent pendant toute l’excursion marine d’Aldo pour laisser place au surgissement de l’inattendu et pour en donner une vision claire. Dans un autre sens, ils participent au jeu du dévoilement, tout en incitant la curiosité des voyageurs à accélérer le mouvement du navire pour aller voir au-delà de la fumée. Par opposition à leur désir, l’approche du lieu interdit provoque l’activité de son volcan. La montée de la fumée volcanique peut être comprise à la fois comme un signe de dévoilement et d’alerte que précipite la transgression des frontières. Au moment du dévoilement, le rapport avec l’espace se construit grâce aux organes du toucher et de l’odorat :

‘« Une bouffée d’air tiède et très lente déplissa sur nous une odeur à la fois fauve et miellée, comme une senteur d’oasis diluée dans l’air calciné du désert »456. ’

Comme une femme précédée par son parfum, la terre mystérieuse du Farghestan se révèle aux navigateurs par son odeur et par sa bouffée d’air parfumé. La manifestation olfactive s’avère ici nécessaire, car c’est elle qui donne corps et signification au pays qu’elle évoque. Chaque fois que le navire s’avance vers la terre farghienne, l’expérience spatiale s’éclaircit. Le Farghestan n’est plus cet arrière monde caché, il est là tout entier en face des navigateurs par sa fumée et par son volcan qui rejoint le ciel à une hauteur stupéfiante, comme un monstre marin. Certes, les voyageurs n’arrivent pas à sonder l’intérieur de l’inconnu, mais cela n’a pas grande importance. L’intérêt réside dans le fait que c’est la première fois qu’ils se trouvent dans une situation de contemplation et de rencontre avec le paysage contemplé. Ainsi la quête tire-t-elle à sa fin, lorsque la réalité physique et sensorielle de la terre désirée commence à se dévoiler au sujet. Le Farghestan en tant que terre inconnue n’est plus l’objet de la préoccupation d’Aldo, ce dernier est très soucieux des conséquences de cette expédition. Le récit est suspendu à ce moment important de l’histoire, aucune information n’est donnée aux lecteurs pour les mettre au courant de ce qui s’est passé après l’éclatement de la guerre. Les trois chapitres qui succèdent la « Croisière » n’informent pas sur la fin, ils relatent simplement les rencontres d’Aldo avec l’envoyé du Farghestan et le vieux Danielo. La quête du sujet se termine donc aux contours du lieu interdit ; la vérité du monde et de la vie demeure encore cachée. Tout cela nous amène à dire que les étapes de la recherche et de l’attente comptent beaucoup plus chez l’écrivain que l’objet lui-même. Ce sont les moments constitutifs de la trame, car ils inscrivent les émotions euphoriques et dysphoriques du sujet et marquent la lueur de son premier contact avec l’univers. Le récit prend donc sens grâce aux différents passages de la description. La narration s’arrête toujours, comme nous venons de le voir, au seuil de l’événement.

À une question posée par Fabrizio portant sur l’intérêt de se rapprocher davantage du Farghestan, Aldo répond :

‘« Ce que je voulais n’avait de nom dans aucune langue. Être plus près. Ne pas rester séparé. Me consumer à cette lumière. Toucher »457. ’

Ce passage ne résume pas seulement le rêve du héros mais encore celui de Gracq. Le recours aux pronoms personnels de la première personne du singulier: « je », « me », d’une fréquence très rare chez lui, le confirme. Puisque l’espace que l’écrivain ambitionne n’est pas concrètement saisissable, il essaie de le concrétiser par son écrit. Le verbe « Toucher » dit sincèrement l’objectif de ces deux créatures et conclut le but de la quête gracquienne : rendre saisissable l’objet fuyant. Atteindre l’objet de désir veut donc dire l’embrasser dans une expérience euphorique de l’espace au point de se consommer. Le rapprochement ne signifie pas donc chez le romancier « être en face de l’objet, à distance raisonnable de sa forme, dans la position d’un observateur neutre », mais aussi « conduire le face-à-face à la limite où se perd le regard pur, c’est-à-dire celle du toucher et de l’absorption destructrice. Voir n’est pas savoir, mais vivre un état de proximité absolue dans lequel la conscience prend donc le risque d’être anéantie dans l’objet qu’elle vise et qu’elle cherche à atteindre »458. Tel est le sens de l’approche qu’Aldo cherche à réaliser dans la rencontre avec l’objet de sa quête. « Droit dessus ! Plus près ! » murmure-t-il à l’oreille de Fabrizio, lorsqu’il voit Tängri se profiler à l’horizon. Le désir d’Aldo de voir et de toucher s’incarne une autre fois dans les dernières lignes du chapitre :

‘« Une minute, une minute encore où tiennent des siècles, voir et toucher sa faim, soudés dans cette approche éblouissante, se brûler à cette lumière sortie de la mer »459. ’

La rencontre qu’Aldo cherche avec l’objet de désir ne s’accompagne plus de la sensation de la dépossession de soi mais de celle de l’anéantissement. Nous avons déjà mentionné que l’activité soudaine du volcan théoriquement éteint depuis des siècles est aussi porteuse de malheur. La lueur volcanique peut être lue comme un indice prémonitoire. Certes, elle fascine les navigateurs, mais elle les terrorise également. L’éruption annonce le danger qui les attend et à travers eux leur pays. La terre qu’Aldo désire lui envoie enfin un signe de menace sous l’aspect de trois coups de canon. Avec ces trois coups de canon, le rapport avec le Farghestan se modifie et devient un rapport de face-à-face. Ainsi, les navigateurs du Redoutable vivent-ils à la fois une double émotion : celle de la stupeur et de l’affrontement.

Le voyage du Redoutable peut aussi s’entendre comme une expédition de géographie métaphysique motivée par le désir de savoir et de voir l’autre monde, que ces lignes du récit expriment bien :

‘« La brume s’enlevait en flocons et promettait une journée de beau temps. Il me semblait que nous venions de pousser une de ces portes qu’on franchit en rêve. Le sentiment suffocant d’une allégresse perdue depuis l’enfance s’emparait de moi ; l’horizon, devant nous, se déchirait en gloire ; comme pris dans le fil d’un fleuve sans bords, il me semblait que maintenant tout entier j’étais remis – une liberté, une simplicité miraculeuse lavaient le monde ; je voyais le matin naître pour la première fois »460.’

Après la transgression des limites interdites, le narrateur a l’impression d’assister à la naissance de l’autre monde dont les portes commencent à s’ouvrir à lui et aux autres. À ce moment du récit, il ne parle plus du voyage comme d’une aventure, mais comme d’une expérience métaphysique visant la connaissance de l’inconnu. La dissipation de la brume, l’ouverture de la route et la déchirure de l’horizon ne peuvent être comprises que comme une facilité donnée par le créateur pour accéder librement au nouveau monde. Sur le plan diégétique, l’objet de désir que le Farghestan représente ici est à nouveau conçu à l’état du sujet actif venu vers le sujet regardant : « les côtes accouraient à nous »461. Ce qui suppose la jonction de deux éléments de désir comme un postulat inévitable de ce rapprochement. Mais la fusion est refusée : les trois coups de canon venant de Tängri forcent le bateau à se détourner au moment où doit s’opérer la jonction. Le Farghestan demeure encore insaisissable. Nombreuses sont les indications qui rendent ce lieu difficile à le toucher. L’association de Tängri à l’horizon comme élément immatériel est un bon exemple. Ainsi un sens paradoxal se dégage, selon Michèle Monballin, de ce rapprochement :

‘« Plus on s’approche du signe, plus on s’éloigne de la maîtrise de son sens, dans la mesure où c’est l’insaisissabilité qui fait l’objet du dévoilement. Mais, à travers cette aporie même est suggérée l’essence de ce référent »462.’

Signe apocalyptique de la fin du monde (« espèce de signe de fin des temps »), Tängri, outre qu’il paraît matière et non matière, est encore signe cosmogonique. Son émergence s’associe au lever de la lune et à celui du soleil. C’est pour cela qu’il peut être une incarnation de l’une des figures de la divinité :

‘« Un piédestal, la pyramide brasillante et tronquée d’un autel qui laisse culminer dans la pénombre la figure de dieu »463. ’

D’autre part, la divinité de la ville farghienne complique l’accessibilité au lieu recherché portant le nom de l’au-delà mystérieux. L’inaccessibilité du lieu désiré conduit à la suspension de la révélation ultime. Le sujet de la quête n’est désormais qu’une tension désirante qui se nourrit de sa propre attente. Et le désir n’est plus transitif, il est réfléchi.

Nous pouvons conclure que Gracq s’intéresse plutôt à l’ailleurs imperceptible qu’à l’ici sensible. L’écrivain, nous semble-t-il, est à la recherche de l’espace promis qu’aucune carte géographique ne peut transfigurer. C’est pour cela que ses récits relatent les moments de la quête et s’arrêtent au seuil du lieu de l’événement conçu comme un lieu de révélation. L’événement perd chez lui tout son poids. Mais Gracq n’a pas laissé son lecteur dans la confusion, il a proposé la chambre comme un substitut de lieu interdit mais accessible. Ce nouveau lieu va le guider dans sa lecture et met à sa portée la clé de l’intrigue.

Notes
450.

Le Rivage des Syrtes, p. 775.

451.

BRIDEL, Yves. « Le Regard dans Le Rivage des Syrtes », in Julien Gracq : actes du colloque international Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 363.

452.

BRIDEL, Yves. Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire. op. cit., p. 108.

453.

Le Rivage des Syrtes, p. 700.

454.

Le Rivage des Syrte, p. 729.

455.

Ibid.,p. 737.

456.

Ibid., p. 742.

457.

Le Rivage des Syrtes, p. 740.

458.

ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre en prose de Julien Gracq. op. cit., p. 332.

459.

Le Rivage des Syrtes, pp. 744-745.

460.

Ibid., pp. 733-734.

461.

Le Rivage des Syrtes, p. 738.

462.

MONBALLIN, Michèle. op. cit., p. 159.

463.

Le Rivage des Syrtes, p. 744.