Chapitre 4
La chambre : interdit et révélation

Lieu clos, la chambre représente généralement le lieu de l’intimité et offre à son occupant un milieu de repos. Dans ce lieu familier qui favorise le rapport de l’être avec lui-même, l’individu trouve sa plénitude. Dans l’œuvre romanesque de Gracq, la chambre dépasse sa fonction traditionnelle pour devenir un lieu révélateur qui permet de déchiffrer l’énigme de la fiction. À l’évidence, elle constitue la seconde composante fondamentale de l’espace gracquien. Sa présence semble pour le guetteur aussi nécessaire que le lieu ouvert, car elle le met concrètement devant l’objet de sa quête. Par contre, jamais Gracq ne donne une description détaillée de la chambre propre du héros. Ce qui l’intéresse, c’est la chambre de l’autre qui, dotée d’une puissance magnétique, attire le sujet. D’où le lien fort entre ce lieu fermé et le thème du double. Dans « Les yeux bien ouverts », Gracq explique la nature de ce lien :

‘« […] la pièce habitée familièrement par quelqu’un, où on entre pendant qu’il s’est absenté – opération toujours fortement marquée pour moi d’un caractère d’interdiction, même s’il s’agit de l’intrusion la plus innocente. J’ai toujours l’impression dans ce cas-là que l’être absent surgit du rassemblement de ses objets familiers autour de lui, de l’air confiné qu’il a respiré, de cette espèce de suspens des choses qui se mettent à rêver de lui tout haut, avec une force de conviction plus immédiate encore que sa présence »464.’

La pièce habitée par quelqu’un est un lieu interdit appartenant à l’autre. La pénétration signifie dans ce cas une violation d’intimité et entre dans le cadre de l’interdiction. Gracq insiste beaucoup sur ce fait ; le caractère oblique de l’« interdiction », qui distingue ce lexique du reste de la phrase, le confirme bien. Le lieu interdit excite la curiosité du sujet et le pousse à y entrer pendant l’absence de la propriétaire pour s’identifier à travers ses objets familiers. La pénétration implique donc une identification : l’intrus, en pénétrant dans la chambre de l’absent, devient tout de suite l’autre absent en s’appropriant ses objets. Le possesseur serait à la fois présent et absent, l’absence le rend là davantage. Sa pièce imprégnée de sa propre odeur renvoie à lui ; ses objets familiers portent sa marque. Tout ce qui existe dans la pièce fait rêver de lui plus immédiatement encore que sa présence. L’intrus n’a plus besoin d’imaginer son double : il se glisse dans sa propriété et s’approprie son univers au degré de l’union psychique :

‘« Tout geste dans cette pièce vide me semble alors prendre un vague caractère d’envoûtement, de substitution frauduleuse, comme si on se glissait un peu dans le personnage même du possesseur »465. ’

La pénétration dans les objets intimes le rapproche encore de l’être double. En revanche, ce processus ne va pas sans reproche. Pendant toute l’intrusion, le sujet se reproche d’avoir violé la familiarité de l’autre, il craint de même d’être surpris par lui.

Pénétrer dans la chambre vide du double veut donc dire sonder le secret des choses. Pour cela, elle est présentée comme un lieu révélateur. Qu’il s’agisse d’un lieu interdit n’est pas fortuit, il garde en effet en soi un secret. Ce qui est suggéré par les signes annonciateurs de l’espace extérieur, le guetteur va en trouver la signification dans la chambre du double. Les divers objets qu’elle contient lui livrent la clé de la vérité. Gracq crée comme substitut du lieu tabou un autre lieu interdit mais saisissable. Ce lieu palpable aide à révéler le dénouement et à déterminer l’objet du désir. Avec la chambre, la tentation et la transgression qui définissent le lien entre l’homme et l’espace ouvert se développent en rapport d’appropriation, de possession intime pareille à l’acte d’amour. Ce rapport inscrit le lieu clos dans la dialectique de l’inaccessible atteint. Les longs passages descriptifs que Gracq consacre à la chambre aident à déceler son rôle dans l’éclaircissement de l’intrigue. Son monde romanesque se caractérise par l’absence d’événement principal qui en est le trait le plus distinctif. Son élision crée de même l’originalité poétique de ce monde fictif. Mais cela ne signifie pas que l’événement soit éludé totalement de la fiction. Il est plutôt suggéré par le truchement de la description. Grâce aux données descriptives de certains objets, la chambre donne à lire l’événement effacé de la narration. En ce sens, l’espace de Gracq joue, selon Henri Mitterand, un rôle actantiel dans la machine narrative. Il n’est plus un élément circonstanciel ou un élément secondaire du décor, il devient lui seul la matière, le support, le déclencheur de l’événement, voire l’objet idéologique et principal du récit466. C’est dans ce sens que la chambre gracquienne est qualifiée de chambre révélatrice.

Notes
464.

GRACQ, Julien. « Les Yeux bien ouverts ». op. cit., p. 853.

465.

GRACQ, Julien. « Les Yeux bien ouverts ». op. cit., p. 853.

466.

MITTERAND, Henri. op. cit.,pp. 211-212.