2- Le miroir révélateur dans la chambre d’Albert

Pendant une nuit de décembre, qui n’est pas très différente des autres nuits orageuses d’Argol, Albert demeure dans sa chambre sans sommeil. Nuit opaque, qui rappelle par son temps pluvieux et par son atmosphère accablante, le premier jour d’arrivée au château. Mais elle en diffère en tant que nuit d’apparition et de révélation, marquée par une présence double du terme « miroir ». Le premier est factice et s’attache à la vitre propice à devenir le « Miroir de Ténèbres »471. Celui-ci est constitué, comme le note Michel Guiomar, au dehors d’Albert, il cherche des parois faibles pour les ruiner. Toutes les conditions nécessaires à la naissance de l’être noir se trouvent réunies dans cette nuit de veille. Ainsi, Albert se soumet-il facilement au piège du dehors, il entre dans « le cercle de la tentation de ténèbres vivantes, auxquelles le piège d’une certaine lumière serait nécessaire pour imposer à l’être, qui en espère une protection contre leurs menaces ou envoûtements, de s’y emprisonner lui-même »472. Aussitôt la nuit s’anime et devient espace et matière de création, lorsqu’Albert allume le flambeau pour laisser place à l’apparition de l’autre miroir cette fois-ci réel :

‘« D’une main tremblante de fièvre, il alluma un flambeau posé près de lui sur la table et, du fond de l’obscurité de la chambre, il vit venir vers lui, réfléchie dans un haut miroir de cristal, sa propre et énigmatique image ».473

Le passage souligne la présence du miroir réel, pourtant Albert ne y voit pas sa propre image. Il reconnaît en elle son côté noir, Herminien. La non reconnaissance de soi est accompagnée, comme le montre la page 90, d’un changement affreux de ses traits physiques : son visage prend au cours de ces dernières semaines un caractère presque effrayant, et « sa forte constitution paraissait tout entière ébranlée par les atteintes d’un mal dont les symptômes ne relevaient d’aucune des affections ordinaires ». Le changement soudain des caractères physiques le rapproche davantage de son ami-ennemi, il le rend aussi susceptible de s’identifier à lui. C’est pour cela qu’il voit un double et devine un autre que lui. L’image d’Herminien l’obsède, au point qu’il le reconnaît en son propre reflet. De ce fait, nous pouvons affirmer que le miroir sert, dans l’œuvre romanesque de Gracq, de support pour le thème du double. L’image qu’il reflète renvoie souvent à l’autre. L’effet du miroir est largement discuté par les critiques ; selon Emile Jalley, le sujet ne perçoit l’unité de son propre corps que sous la forme d’un autre objet séparé. Et c’est le miroir seul qui donne cette vision :

‘« Dans l’espace imaginaire institué par la vision en miroir, la structure du corps propre offre la base, à partir d’une similitude objective, de « l’identification précipitée du moi à l’autre ». Ainsi, par la médiation de l’image réfléchie du corps, « c’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord » »474.’

À la vue de l’image réfléchie, Albert sent l’horreur. Car le reflet dans le miroir lui semble inconnaissable. Ses yeux voient un Autre que lui-même et l’horreur éprouvée devant ce reflet manifeste « la dualité de la dégradation révélée de soi en l’Autre, et l’égarement de celui qui ne reconnaît plus »475. Albert se sent moins devant un miroir que devant un portrait d’un étranger portant des signes de mort. L’Autre qu’il voit n’est sans doute qu’Herminien. Albert, en s’identifiant au double, met le moi étranger à la place du moi propre. C’est pour cela qu’il est troublé dans le sentiment de son propre moi.

En citant Freud, Emile Jalley parle du rapport du double psychique avec le narcissisme et avec le surgissement de la pulsion de mort. L’auteur fait également une distinction entre le moi idéal comme support de l’identification imaginaire et l’idéal du moi. Trompé par l’image du double, c’est-à-dire par l’idéal du moi, Albert brise le miroir révélateur, en mettant fin à son attente et en annonçant l’approche de la mort :

‘« […] saisissant d’une main le flambeau de cuivre, avec une fureur démente il le projeta contre le miroir dont les mille éclats retentissants jonchèrent en un instant le plancher »476.’

Briser le miroir dit l’anéantissement de soi, à l’instar de Narcisse qui se jette dans l’eau et périt noyé. Mais à la différence de Narcisse passionné de sa propre image, Albert est dégoûté par le reflet du miroir. Si ce reflet lui montre « son lent dépérissement »477, il ne s’agit pourtant pas de son anéantissement, mais de celui du double, c’est-à-dire d’Herminien. Ce geste symbolique manifeste le refus de s’identifier à l’autre et annonce la fin tragique du double. Le geste se transforme en acte du meurtre, lorsqu’Albert surprend Herminien en pleine forêt et l’attaque avec un couteau. Cet acte peut être lu également comme un suicide d’Albert. L’apparition du miroir dans l’avant dernière nuit du drame est donc un signe d’alerte, elle évoque la mort proche des intrus d’Argol qui coïncide avec la fin du récit.

Notes
471.

GUIOMAR, Michel. Miroirs de Ténèbres : images et reflets du double démoniaque I. Julien Gracq : Argol et les rivages de la nuit. op. cit., p. 42.

472.

Ibid.

473.

Au château d’Argol, p. 90.

474.

JALLEY, Emile. Freud Wallon Lacan : l’enfant au miroir. Paris : E.P.E.L., 1998, p. 37.

475.

GUIOMAR, Michel. Miroirs de Ténèbres : images et reflets du double démoniaque I. Julien Gracq : Argol et les rivages de la nuit. op. cit., p. 45.

476.

Au château d’Argol, p. 91.

477.

Ibid., p. 90.