3- Le double opposé : Herminien

C’est dans la chambre du double (c’est-à-dire celle d’Herminien) qu’Albert trouve enfin le véritable sens des objets symboliques de la chapelle. Arrêtons-nous, avant de franchir la porte de la chambre révélatrice, sur le thème du double et sur son rapport étroit avec ce lieu secret. Pendant tout le récit, Gracq présente Herminien comme le double opposé d’Albert. Tous les deux partagent les mêmes traits mais avec certaines différences : ni l’un ni l’autre ne manifestent un amour vrai pour la femme. Albert la rejette, car il est très occupé par ses recherches métaphysiques concernant le sens réel de la vie. Quant à Herminien, la femme n’est pour lui qu’un objet d’amusement. Pourtant, la présence de Heide à Argol ranime leur effervescence et trouble leur relation étrange. Certes, une amitié très ancienne les attache, mais il suffit de la moindre des choses pour la perturber. La réunion d’Albert et d’Herminien est marquée souvent par une « atmosphère dangereuse, enivrante et vibratile, qui se dissipait et renaissait à leur contact comme si l’on eût écarté ou rapproché les lames d’un condensateur électrique »478. En revanche, le lieu de leur rencontre constitue un autre motif pour faire éclater cette relation bizarre qui les unit. Par exemple, l’union cruelle de la lumière solaire avec la couleur rouge de la table du salon crée une ambiance délicate qui seule suffit à suggérer la cruauté de leur relation. Elle sert de critère pour déterminer la brutalité de leur réunion. Autrement dit, l’éclat du métal est le signe d’un autre éclatement humain. La présence de Heide autour de la table aggrave encore la situation, elle hâte la montée de la tension et ressuscite la ténébreuse alliance entre eux :

‘« Cependant le soleil en déclinant […] couronna les cheveux blonds de Heide d’un nimbe doré et lui prêta l’espace d’une seconde la toute-puissante importance […] Les yeux d’Albert et d’Herminien, attirés malgré eux par le foyer de cette féerie lumineuse, se croisèrent l’espace d’un éclair et se comprirent ».’

Femme et espace sont des complices, tous les deux déterminent la nature du rapport avec les autres hôtes d’Argol. Le passage montre que Heide augmente la puissance attirante du lieu et agit brutalement sur les personnages. Ce n’est donc pas surprenant s’ils se soumettent totalement au charme du lieu. Cependant, l’étincellement de leurs yeux, en se croisant avec l’éclat du château, dévore les heures de la réunion comme « une flamme avivée par un incessant courant d’oxygène »479. Les deux êtres se rendent compte immédiatement de l’effet provoqué par la femme sur leurs nerfs. Leur rapport est désormais menacé de perturbation et de rupture. Par ailleurs, avec la tentative du bain, Albert aspire à la négation des tensions dans « la convergence d’une dévorante communion »480 à trois. Mais cette tentative échoue. Ce qui veut dire que chacun retourne à sa vie individuelle et que la tension persiste entre eux. La source de la tension entre ces deux amis et ennemis est également due au fait que la nature semble concentrer en Herminien « toute son intime énergie, l’embraser d’une flamme surnaturelle et troublante »481. Ce dernier emprunte à la nature sa violence et sa force dévorante. Le viol commis par lui en pleine forêt contre Heide peut être expliqué par le désir de la nature, il incarne le côté animal de l’homme et la face sauvage, ravageuse et négative de la nature. Gracq a tendance à établir une parenté entre l’homme et l’univers. La forêt de Storrvan joue un rôle sur le plan diégétique. Elle reste le lieu privilégié de l’événement : elle est la scène de l’acte cruel du viol et l’endroit qui atteste le meurtre du double.

Si l’effroi et la terreur concluent le rapport d’Albert avec le paysage, le désir définit à son tour le rapport d’Herminien avec la forêt. De manière réciproque, la forêt sera plus tard l’objet de désir d’Albert, d’autant que la beauté féminine s’attache fortement à celle de la nature. Ce désir révèle l’envie de s’intégrer dans le monde et de se l’approprier au moins par un moyen mystique ; la femme n’est alors qu’un relais pour entrer en rapport avec le monde. Le désir de la femme et le désir du monde sont les traits opposés mais complémentaires d’Herminien et d’Albert. Les deux personnages forment à l’évidence deux parties indissociables d’une même personnalité. Ils sont amis et ennemis, doubles et contraires, fraternels et rivaux. Ils s’unissent dans une « intime hostilité »482, dans la même conjonction inquiétante, troublée par la question de la vie et de la mort. Une union étrange mais aussi nécessaire lie alors les deux personnages ; la fascination qu’Albert éprouve pour son double apparaît comme la loi principale régissant cette union comparée à un phénomène électrique et magnétique.

Notes
478.

Ibid., p. 23.

479.

Au château d’Argol, pp. 31-32.

480.

Ibid., p. 48.

481.

Ibid., p. 53.

482.

Au château d’Argol, p. 24.