4- Clé d’Argol, la gravure du roi d’Amfortas

Emporté par l’idée que la chambre ensorcelée par la présence cachée du double lui livre le secret de cette longue amitié, Albert ne résiste plus devant la porte de la chambre d’Herminien. Il devient « maintenant de plus en plus difficile d’attendre, car le désir qui l’habitait avait depuis longtemps déjà passé les limites ordinaires de la curiosité »483. Le caractère typographique différent du verbe « attendre » célèbre bien l’état d’Albert qui semble dévoré par l’attente. Pour cela, il franchit les limites de l’interdiction et entre dans la chambre d’Herminien. Cette attente n’est que le prolongement de l’impérieuse attente manifestée dans la chapelle, elle augmente donc le désir de la pénétration. Par ce geste, Albert personnifie son double absent, en pénétrant dans son intimité à travers sa familiarité quotidienne et ses objets personnels. À l’entrée de la chambre, il est étonné par la disposition insolite des objets, cependant « une gravure de minuscules dimensions » posée sur une tablette tout près du lit attire son attention. L’intrus trouve dans cette gravure la confirmation de l’identification entre les objets de la chapelle et le roi Pêcheur. En réalité, la gravure représente les souffrances du roi Amfortas et constitue la force irrésistible qui le guide vers cette pièce. La chambre est donc enchantée par cette gravure et semble posséder la clé de l’histoire. Elle livre à Albert « le secret qu’il n’avait cessé […] de rechercher au cours de cette amitié si longue, si suspecte et si traîtresse » :

‘« Par un froid matin de novembre, Albert pénétra dans la chambre que venait de quitter Herminien. […] Son attention fut alors attirée pour la première fois par une autre gravure, de minuscules dimensions, qui reposait sur une tablette au chevet même du lit d’Herminien »484.’

La préférence donnée à la gravure s’attache à la scène qu’elle célèbre. L’œuvre représente plus exactement les souffrances d’Amfortas et met sous les yeux d’Albert le moment où Parsifal touche avec « la lance mystique » la blessure du roi pour le guérir. La joie des chevaliers et de Kundry, qui attendent ce moment miraculeux, est encore bien exprimée par l’artiste. Cependant, une contradiction se dégage de ce travail artistique et l’écarte du sens habituel et salvateur. L’intérêt est accordé ici à la blessure et non pas à Parsifal palissant à la vue de la plaie. Toute l’attention d’Albert se prote sur la manière dont l’artiste représente le ruissellement du sang :

‘« Il était clair que l’artiste, que sa main inégalable n’avait pu trahir, avait tiré du sang même d’Amfortas, qui tachait les dalles de ses flaques lourdes, la matière rutilante qui ruisselait dans le Graal, et que c’était de sa blessure même que jaillissaient de toutes parts les rayons d’un feu impossible à tarir »485.’

Le passage ne parle plus d’un apaisement ou d’un salut ; la blessure n’est pas guérie et la souffrance du roi continue. Ce qui veut dire que la soif du quêteur reste « inextinguible ». Parsifal ne sera ni le sauveur ni le guérisseur du roi, car il n’a pas « le pouvoir de clore les révolutions augustes du Saint-Sang, qui se déroulaient dans leur féroce mystère au sein d’un univers situé à tout jamais hors de ses atteintes »486. Ce qui empêche la guérison encore, c’est que le feu du Graal, en dévorant tous ceux tentent de l’éteindre, se nourrit en permanence du sang même du roi. Le narrateur ajoute que le Graal, objet de quête, est fait du sang sacré et du sang pourri du roi. Le Graal est ainsi inaccessible, car le feu empêche les quêteurs de l’acquérir. Après cette découverte, Albert se rend compte qu’il est fatalement placé dans le château du Graal. Le pressentiment qu’il manifeste lors de la visite de la chapelle prend place dans la chambre d’Herminien. Les objets qu’il a trouvés dans la chapelle ne sont que les éléments constitutifs du mythe. Mais ceux-ci forment également les éléments fondamentaux de l’intrigue : le tombeau, la lampe, la lance renvoient successivement au tombeau de Heide déjà gravé sur la terre d’Argol, au flambeau de cuivre qu’Albert utilise pour pénétrer dans les souterrains du château et au couteau dont Albert se sert pour assassiner Herminien. En revanche, la quête d’Albert sera pareille à celle de Parsifal dans la gravure, elle n’aboutit pas à son objectif, parce que l’enjeu de la quête chez Gracq consiste à ne pas connaître la fin. Ainsi pour l’écrivain, « l’entreprise salvatrice n’est qu’un leurre au prix de l’errance, la plus haute mission de l’homme »487. L’œuvre de l’artiste nous informe que la qualité de sauveur n’est jamais acquise mais donnée. Le cycle du Graal se clôt dans sa première interprétation sur l’idée que le Sauveur a besoin aussi du salut. Or, le salut n’est obtenu qu’aux frontières de la mort et au-delà de la vie. Voilà le sens produit par le premier récit de l’écrivain, mis sous le signe de mythe du Graal.

L’importance de la gravure vient du fait qu’elle révèle au lecteur l’énigme d’Argol. C’est à cause de cette découverte qu’il se rend compte du sens mythique que peut prendre ce récit. En s’identifiant au personnage légendaire, Albert-Parsifal n’est plus en quête du Graal, mais veut « pénétrer les arcanes les plus subtils de la vie pour en étreindre les plus exaltantes réalités »488. Voilà ce que les études philosophiques lui ont appris sur les bancs de l’école. L’arrivée inattendue de Heide et d’Herminien au manoir d’Argol trouble sa quête. Heide, qui semble porter dès le premier moment la réponse à ses questions, est rejetée par lui. Car il préfère poursuivre le chemin spirituel plutôt que de recourir à l’amour charnel. À l’opposé du héros du Rivage des Syrtes, Albert refuse de se résigner à l’attraction de la femme. Gracq ne cherche pas, dans son premier roman, à élaborer son objectif par un moyen mystique ; cette tendance se développe chez lui ultérieurement. Heide incarne dans un premier temps la personnalité de la tentatrice Kundry qui essaie de séduire Parsifal. En revanche, elle est le Graal que ce dernier cherche et refuse en même temps. Quant à Herminien, il personnifie le roi Amfortas qui possède indûment le Graal. Le viol commis par lui sur Heide n’est que la marque de la possession du Graal. Après la découverte de Heide violée au cœur de la forêt, Albert la soigne et la fait revivre, tandis que Herminien disparaît de la scène. Il devient désormais le serviteur du Graal qui sait bien que Heide et Herminien sont éternellement liés par cette union physique. L’image de la nuit horrible pendant laquelle il l’a découverte blessée reste inséparable de son esprit. Albert ouvre les yeux sur ce qu’il ne doit pas voir, sur ce sang qu’il désire. Cela lui fait perdre son innocence et le fait tomber dans la perversion. En croyant reconnaître le Graal sous les traits de Heide, il se transforme en figure démoniaque qui veut venger sa mort. D’après lui, Herminien est responsable de cette blessure inguérissable non avec haine mais dans une « fraternelle connivence »489. En ce sens, le récit devient, selon l’aveu de Gracq, « une version démonique »490 de la légende chrétienne. D’autre part, Herminien et Heide sont de plus en plus unis, surtout après sa chute de cheval dans la forêt. Cette blessure au flanc le rapproche davantage d’Amfortas. Quant à Albert, il lui est difficile apparemment de les rejoindre. Il est comme le Parsifal de la gravure, il ne peut ni sauver Amfortas, ni arrêter le sang qui coule. La gravure lui offre donc la clé du secret de ce lieu et du monde. Elle lui révèle son identité réelle : il est Parsifal qui n’atteint jamais son but et qui reste dévoré par le désir du Graal. Il se rend compte également que la quête n’est plus un chemin menant à la vie, mais à la mort. Le mythe change donc de signe : la quête du Graal n’est plus quête du bien mais du sens de la vie qui doit passer par la mort. Autrement dit, elle n’aboutit que dans un ailleurs ou dans un au-delà des limites de la réalité perceptible. Grâce à la description de la gravure, le récit d’Argol se dévoile donc. La narration disparaît, en laissant sa place narrative aux objets de l’espace qui s’avèrent être les seuls matériaux conducteurs du sens.

Notes
483.

Ibid., p. 81.

484.

Au château d’Argol., pp. 82-84.

485.

Ibid., pp. 84, 85.

486.

Ibid., p. 85.

487.

CHOCHON, Bernard. « L’Œil intérieur : mythe et musique chez Julien Gracq. Un cas exemplaire : Parsifal, de Richard Wagner », in CESBRON, Georges. Mélanges. Angers : Presses de l’Université d’Angers, 1997, p. 352.

488.

Au château d’Argol, p. 9.

489.

Au château d’Argol, p. 68.

490.

Ibid., p. 4. La légende chrétienne du Graal se rapporte étroitement à la passion du Jésus-Christ qui sauve l’humanité par sa mort et plus exactement au graal et à la lance. Le graal désigne en effet le « ciboire » ou il est peut-être à la fois « [le] ciboire et [le] calice » car la distinction n’est pas au XIIe siècle aussi nette qu’aux nos jours. La lance « représente la sainte lance, la lance dont un soldat romain perça le flanc du Christ crucifié ». En effet, les vases liturgiques sont les coupes que sert Jésus lors de la Cène. Elles auraient aussi contenu son sang la veille de passion. FRAPPIER, Jean. Chrétien de Troyes et le mythe de Graal : étude sur Perceval ou le Conte de Graal. Paris : SEDES, 1972, pp. 164-165.