5- La chambre de Heide et l’événement suspendu

En raison de son identification à Herminien, Albert porte en lui, par conséquent, le germe maléfique du double. L’image de Heide nue se présente encore à sa mémoire et le souvenir de la nuit torturante l’accompagne partout. La même nuit où il a brisé le miroir, Albert décide de revenir au souterrain conduisant à la chambre de Heide, au Graal qu’il désire. La complicité avec le double n’est pas loin de tout cela. Car c’est encore Herminien qui lui montre, un soir, le passage secret conduisant au seuil de ce lieu interdit, c’est-à-dire à la pièce de la femme :

‘« Un instant il [Albert] poussa les battants de la haute fenêtre [...], et l’âme d’Herminien, soudain fraternelle et réconciliée, lui sembla venir vers lui avec le souffle de la tempête, et toucher son front d’une fraîcheur glaciale, d’un apaisement au-delà même de la mort. [...] puis, fermant la fenêtre comme à regret sur la jaune illumination de l’orage alors à son paroxysme, d’un pas rapide, à travers les couloirs déserts, il gagna le grand salon et, avec une lenteur bizarre et presque solennelles, le panneau secret glissa sans effort sous ses doigts »491.’

Entrer dans la chambre de Heide par ce chemin secret rappelle la fonction érotique du souterrain noir. En effet, la violation des pierres noires du souterrain en pleine nuit a une autre signification sous-entendue : elle évoque discrètement l’acte du viol. Albert pénètre dans la chambre de Heide, mais la narration se tait au seuil de cette pénétration. Rien n’est dit de ce qui est arrivé cette nuit-là, le viol reste implicite. Le narrateur nous informe plus tard que des cris sourds troublent l’espace vide et calme du château, tout en annonçant la mort de la femme déçue par Albert. Avec cet acte de viol commence une autre étape de l’identification au double. La figure angélique assume désormais la part d’ombre et de mort que le désir comporte. En effet, la pénétration dans la chambre du double, outre qu’elle célèbre la volonté de s’approprier les objets de l’autre, signifie aussi l’identification à son désir. En entrant dans la pièce d’Herminien, Albert le personnifie et partage avec lui le désir de posséder la femme. L’entrée discrète dans la chambre de la femme le confirme.

Pour Michèle Monballin, Heide est la médiatrice par laquelle le processus de l’identification s’effectue. Dans le dernier épisode du drame, un échange de rôles se manifeste entre Albert et Herminien. La flamme rouge joue ici un rôle particulier. À l’instar d’Herminien qui tient à la main le flambeau lors de la première violation de la chambre de Heide avec Albert, ce dernier se sert aussi d’une torche pour dissiper l’obscurité presque totale de la pièce. À la lueur du flambeau, Albert se laisse fasciner tout seul de ce que lui offre la flamme qui allume en même temps son désir. Le flambeau se retrouve en dernier lieu dans la chambre de Heide pour signaler le lien évident tissé entre la femme et la flamme.

Nous pouvons conclure que le passage par Argol modifie la nature du rapport entre les amis. Le premier processus de modification apparaît dans le chapitre 5 intitulé « Le Bain ». La tentative de navigation n’atteint pas l’objectif, le désir de fusion est remplacé par celui de l’individuation. Le processus est poursuivi dans les autres épisodes du récit et s’achève dans la grande allée de la forêt où la mission est accomplie sur un autre mode. Albert venge la mort de Heide, en frappant Herminien d’un coup de poignard. Avec cet acte le récit est terminé. Nous nous demandons ici si Gracq s’inspire des sources religieuses pour achever son histoire. La dernière scène nous fait penser à l’histoire des frères ennemis Abel et Caïn qui trouve origine dans la Bible et dans le Coran. Les deux livres parlent de la rivalité de ces deux frères qui agrandit, lorsque Dieu accepte l’offrande d’Abel, le fils cadet d’Adam, et refuse celle de Caïn, son fils aîné. Par jalousie, ce dernier a tué son frère. L’histoire devient une source d’inspiration pour beaucoup d’écrivains dont certains vont plus loin, en reliant la rivalité fraternelle à une passion portée pour une même jeune fille. Le récit de Gracq s’achève ainsi sur la suspension d’un pas et d’une poignée de neige. L’écrivain absorbe la scène du meurtre, la célèbre comme un moment de conjonction et non pas comme un moment tragique. C’est pour cela qu’il fête la nuit du départ. La mort signifie pour lui un accès à la connaissance du sens de la vie. Or c’est le double qui prend en charge la continuation de la quête. Les deux amis qui se perdent dans la vie se rencontrent dans la mort. L’atroce tension qui ravage Albert disparaît. Avec la mort d’Herminien, Albert réalise son rêve : « le rêve d’Albert est sous-tendu par le désir du retour à l’unité originelle qui se réalise dans la fusion mortelle de l’homme avec la terre »492 note Simone Grossman. Par là, Gracq souligne une parenté avec les Surréalistes qui croient à la révolution de rêve et de la réalité en une sorte de réalité absolue et plus exactement de surréalité. À ce propos, Aragon s’accorde avec Breton et s’exprime dans Une vague des rêves :

‘« A ceux-ci rien ne fera entendre la vraie nature du réel, qu’il n’est qu’un rapport comme un autre, que l’essence des choses n’est aucunement liée à leur réalité, qu’il y a d’autres rapports que le réel que l’esprit peut saisir, et qui sont aussi premiers, comme le hasard, l’illusion, le fantastique, le rêve. Ces diverses espèces sont réunies et conciliées dans un genre, qui est la surréalité »493.’

Les Surréalistes encouragent donc les écrivains à abandonner totalement au pouvoir créatif de l’esprit, seul apte à concrétiser leur désir. Grâce à son imagination féconde, Gracq concrétise son objectif poétique. Le lien entre le dénouement du récit et la gravure semble très fort. En un sens, la fin ne contredit pas la représentation de l’œuvre d’art ; la gravure est l’image préalable de l’histoire d’Argol donnée par le romancier à ses lecteurs. « Arme divine et royale, alternativement lance de feu et lance rouge de sang »494, la lance est la seule composante de la gravure qui permet de dévoiler la fin tragique du château d’Argol. Elle donne une vision de la scène abolie par récit : l’assassinat est suggéré par les traits de la gravure. Les dernières lignes du récit parlent implicitement d’un acte de meurtre commis par une « poignée de neige »495 et s’arrêtent à ce point. Le lecteur peut faire la liaison et comprendre que cette poignée n’est que l’équivalent de la lance dans la gravure. Instrument symbolique de la Rédemption, la lance devient aussi le trait d’union entre Perceval pâlissant et Amfortas blessé. L’acte de meurtre fait d’Albert le Rédempteur qui doit être à la fois comme Amfortas damné et sauvé. La gravure s’avère donc un élément essentiel exprimant ce moment de confusion des identités où l’un s’identifie à l’autre. Albert a besoin à présent de quelqu’un qui devait le faire sortir du cycle du Graal. Par là, la chambre avec ses objets affirme son rôle d’actant sur le plan diégétique du récit.

Notes
491.

Au château d’Argol, pp. 91-92.

492.

GROSSMAN, Simone. Julien Gracq et le surréalisme. Paris : José Corti, 1980, p. 216.

493.

ARAGON, Louis. Une vague de rêves [1924]. Œuvres Poétiques Complètes I. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2007, p. 85.

494.

FRAPPIER, Jean. op. cit., p. 189.

495.

Au château d’Argol, p. 95.