II- La chambre énigmatique dans Un beau ténébreux

‘« Combien plus que les maisons abandonnées m’intriguent, m’égarent, […], je ne sais quel air d’attente hagarde, de geste suspendu, suffisent à prêter, par-dessus tout autre témoignage, une authenticité moins imitable encore que celle d’un visage. Oui d’une certaine manière, je crois toujours à la vertu révélatrice des chambres noires »496. ’

Un beau ténébreux est aussi le lieu où l’écrivain s’abandonne à ses émotions pour dire l’influence du lieu clos sur lui. L’usage des pronoms personnels de la première personne du singulier en témoigne : deux reprises du pronom objet direct « m’ » et du pronom sujet « je ». Gracq consacre, dans tous ses romans, de longs passages descriptifs à ce que nous appelons la chambre révélatrice. Toutes les indications données par le texte parlent normalement d’un lieu distingué qui aide à révéler l’identité de son occupant. Ce lieu charmant apporte également quelque chose d’important à l’intrigue ; il est à vrai dire le terrain où les dés sont jetés. La chambre révélatrice dans Un beau ténébreux est celle d’Allan où, en son absence, Gérard (le narrateur) et Jacques pénètrent et deviennent en même temps leur double. La pénétration s’accompagne comme toute révélation d’un calme absolu et d’une obscurité presque totale. Les deux intrus se trouvent tout d’abord dans de longs couloirs vides et peu éclairés. Les faibles rayons solaires qui tombent sur le tapis rouge recouvrant particulièrement cet étage créent un milieu sinistre et raniment à l’esprit du narrateur le souvenir de la nuit lors de l’excursion de Roscaër. Une violente émotion s’empare de lui à la vue de ce mélange fait de lumière et de couleur. L’apparition du rouge comme couleur préférée pour recouvrir le sol renforce l’effet sombre du lieu. À l’entrée de la chambre d’Allan, un océan de lumière violente et un vif courant d’air frappent le visage des intrus. La transposition brusque des ténèbres du couloir silencieux au flot de lumière brutale de la pièce les engage directement dans le jeu du dévoilement. Les deux larges fenêtres ouvertes sur l’extérieur assurent la clarté de la chambre et permettent de dissiper l’ambiguïté qui entoure cette personnalité. Une fois que le seuil est franchi, le lecteur se rend compte de l’importance de ce geste pour l’histoire. Car la chambre d’Allan est le lieu où les choses se révèlent et s’achèvent en même temps. La particularité de ce lieu singulièrement vaste vient de son luxe extravagant dû à son mobilier, tandis que la banalité règne dans les autres pièces de l’hôtel. Les coins sombres qui abritent des objets de prédilection secrète le rendent encore exceptionnel. En fait, la pièce rassemble différents objets-clés : un manteau de grosse laine bleu roi, une vieille batte, une casquette de cricket, quelques précieuses armes indiennes, un coffre de bois noir constellé de clous et d’étoiles de cuivre, un échiquier que Jacques trouve, en cherchant dans les tiroirs, un calendrier à minces feuillets portant la date du 8 octobre. Cependant une lettre non ouverte marquée d’une écriture féminine très élégante (sans doute celle de Dolorès, compagne d’Allan), déposée sur un guéridon fascine Gérard. Poussé par la curiosité, ce dernier enlève l’enveloppe et la pose gauchement sur le lit en vue d’attirer l’attention de Jacques sur ce carré de papier. Cette lettre paraît à l’origine du mystère qui enveloppe ce lieu et la cause essentielle de cette angoisse qui accable l’âme du narrateur depuis son entrée.

Notes
496.

Un beau ténébreux, p. 191.