1- L’identité d’Allan

La pièce apparaît encore comme un de ces lieux élevés dont on ne sort qu’avec quelque chose de décisif ou de fatal. Par sa position à l’extrême pointe du phare, la chambre d’Allan devient un lieu de sollicitation :

‘« La coupole d’un observatoire, la dernière terrasse d’un gratte-ciel, la chambre de veille à l’extrême pointe d’un phare, le dernier palier où le fugitif, traqué d’étage en étage, subit soudain l’appel irrésistible du vide qui le cerne, qui s’offre… »497.’

Par les jeux des lumières comme sous l’effet d’un projecteur, Gérard se sent pris de panique devant certains des objets d’Allan, et il commence à comprendre son comportement étrange. Ce malaise, qui doit être la prémisse de la compréhension, est déjà pour lui l’indice d’un dévoilement. En cherchant une explication à cette panique, Gérard s’abandonne à ses souvenirs et se rappelle soudainement une des œuvres musicales les plus célèbres de Richard Wagner : l’opéra de Lohengrin. L’allusion sert de support pour évoquer le destin d’Allan. Grâce à ce souvenir littéraire dont Gérard est le porte-parole, le lecteur peut deviner la fin d’Allan. Pour attirer l’attention du lecteur à son importance, il est encore mis en relief : un espace blanc et une ligne pointillée séparent le discours de Gérard du moment où il se souvient de cet opéra. Le lecteur doit prendre en charge la mission de trouver le lien fort entre le héros gracquien et celui de Richard Wagner. Gérard évoque deux moments essentiels de l’opéra : celui du dernier acte où le héros paraît vêtu de son armure pareil à sa première apparition, tout en donnant l’impression qu’il va partir. L’être fatal du compositeur allemand choisit l’anéantissement dans les espaces noirs tout comme un astre qui se perd sans retour, car Elsa (sa fiancée) ne respecte pas le pacte signé entre eux. Le deuxième moment est celui de la chambre nuptiale où Elsa pose « la première et redoutable question » concernant « le déclic fatal »498, c’est-à-dire la question du nom et de l’origine de Lohengrin. À la faveur de ces scènes, le lecteur peut pressentir la disparition définitive d’Allan de l’histoire. Par une lettre adressée à Gérard, Christel adopte le rôle d’Elsa et pose à son tour la même question fatale se rapportant à l’identité d’Allan :

‘« Qui est Allan ? Ce que j’attends en réponse, vous le comprenez, n’est pas un portrait, une analyse. Il me semble – c’est peut-être insensé, c’est peut-être fou, mais j’ai cette exigence – qu’à cette question on doit pouvoir répondre par un seul mot »499.’

Dans un autre moment aussi nécessaire du récit, l’identité du beau ténébreux est décelée. Le bal masqué devient ce moment propice pour révéler aux autres personnages la véritable figure d’Allan et à livrer la clé de sa propre personnalité. Déguisés en « amants de Montmorency », avec « une large tache de sang » à l’endroit du coeur, Allan et Dolorès viennent surprendre tous les invités par leur apparence. À la vue du couple, Jacques intervient et dit:

‘« […] c’est un poème bien connu de Vigny. Deux jeunes amoureux, décidés à « en finir avec la vie », s’en vont passer un week-end à Montmorency. Au bout de week-end ils se tuent ensemble. C’est tout »500. ’

Avec l’explication de ce dernier, le mystère qui entoure le beau ténébreux est dévoilé. Le bal met l’accent sur la fin dramatique de ces deux personnages. Il annonce la mort volontaire que les amants rendent publique par leur déguisement et dont Jacques redouble la signification par son commentaire. Les dernières pages du récit renforcent les pressentiments de Gérard. Assis devant sa table, pareil à Lohengrin devant la fenêtre ouverte lors de son départ, Allan regarde le ciel cliquetant d’étoiles et décide enfin de s’anéantir :

‘« Oui, [dit-il à Christel] tout était déjà décidé. Et jamais je n’aurais pu croire, avant ces longues semaines, à quel point la mort, même serrée dans une valise, était encombrante, scandaleuse, difficile à cacher »501.’

Allan a déjà donné sa parole à Dolorès, il lui est impossible pour le moment de se retirer. Les deux amants choisissent de leur plein gré le chemin de la mort, ils boivent du poison, en mettant fin à leur vie. À la question de Christel portant sur le choix de cette fin, Allan répond : « Croyez-vous donc que je puisse vivre maintenant ? »502. Il a déjà trop joué avec la mort, il ne lui reste qu’à aller au bout d’un chemin choisi volontairement. Et c’est maintenant qu’est décidée l’heure de sa disparition.

Notes
497.

Un beau ténébreux, p. 194.

498.

Un beau ténébreux, p. 198.

499.

Ibid., p. 204.

500.

Ibid.,p. 228.

501.

Un beau ténébreux, p. 258.

502.

Ibid., p. 261.