2- Echiquier et lettre : deux objets significatifs

Sous le signe de Lohengrin, la personnalité d’Allan est donc révélée. Revenons maintenant aux objets emblématiques de la chambre, plus précisément à l’échiquier et à la lettre non ouverte. Ceux-ci constituent les deux éléments nécessaires à l’explication du dénouement. Au cours d’une conversation avec Gérard concernant le jeu d’échecs, certains traits d’Allan se dévoilent. Pour ce dernier, le monde est :

‘« comme ce carré d’hiéroglyphes d’un problème d’échecs où un mécanisme secret est enseveli, dissous dans l’apparence, – où un foyer découvert bouleverse pour l’esprit la puissance des pièces, la perspective des cases, comme un coup donné à un kaléidoscope. Il suffit de poser la pièce sur cette case que rien ne désigne pour que tout soit changé »503.’

Découvrant le secret du monde, Allan devient lui-même cette pièce de l’échiquier qui change tout ; ce centre sublime qui magnétise et attire les choses à lui. L’échiquier devient alors l’objet symbolique qui manifeste sa maîtrise surhumaine du monde. Quant à la lettre, elle constitue le véritable objet de la conviction qui masque le secret de la chambre noire. Le malaise qui s’empare de Gérard lors de la vue de cette enveloppe en témoigne :

‘« Cette enveloppe soudain me fascinait, résumait en elle l’impression angoissante dont la pièce n’avait cessé de m’accabler depuis notre entrée. Pour faire place nette à Jacques, j’enlevai la lettre du guéridon – elle me brûlait les doigts : dans ma hâte à m’en débarrasser, je la posai gauchement sur le lit »504.’

Le rejet de l’enveloppe, qui brûle les doigts, et la crainte de voir Allan surgir dans la pièce affirment le potentiel signalétique de ce second objet. Gérard sent que la lettre porte entre ses lignes un nouveau secret dévastateur du beau ténébreux. Ces pressentiments trouvent place au fond de lui et se traduisent en trouble intérieur, lorsqu’Allan surprend Gérard et Jacques dans sa chambre.

Allan est le seul parmi les personnages de Gracq à acquérir le secret du monde avant son entrée en scène. Il ne lui reste donc qu’à achever le chemin de la quête donnée au prix de la mort. Puisque Dolorès choisit de plein gré de partager la mort avec lui, sa lettre trouvée dans la pièce revêt une grande signification. Elle est à vrai dire la preuve de l’achèvement de l’événement. La lettre annonce par avance que la mort est accomplie. Ce que le texte n’a pas dit explicitement, la lettre l’a exprimé en quelques lignes. Comme tous les autres textes de Julien Gracq, l’événement principal du récit reste aussi suspendu aux dernières lignes. Le suicide est arrêté encore ici sur la suspension d’un pas. Après une longue discussion entre Allan et Christel, qui veut le convaincre de renoncer à sa décision, voilà ce que déclarent les dernières phrases :

‘« De nouveau il entendit la porte s’ouvrir, et, calme, du fond de la chambre, il vit venir à lui sa dernière heure »505.’

Avec la dernière visite que nous supposons, celle de Dolorès, le récit se termine. La mort se présente à nouveau sous la forme du double. Le couple qui se montre indissociable dès son entrée dans la salle à manger de l’Hôtel des Vagues se réunit encore au moment de la mort.

Nous pouvons dire que la pénétration dans la pièce d’Allan permet d’enlever le voile recouvrant cette personnalité étrange et aide le lecteur à comprendre l’événement caché du récit. C’est pour cela que la chambre close tient une importance incomparable chez Gracq. Elle mérite vraiment cette dénomination : la chambre révélatrice. Ce que la narration évite d’exprimer est dit à travers la description minutieuse des objets de ce lieu interdit.

Notes
503.

Ibid., pp. 145-147.

504.

Ibid., pp. 194-195.

505.

Un beau ténébreux, p. 263.