III- Le « mystérieux centre de gravité » dans les Syrtes

Située dans la partie inférieure de la forteresse, la chambre des cartes dans Le Rivage des Syrtes constitue le « mystérieux centre de gravité » qui aimante Aldo. Par opposition aux autres pièces de la forteresse, ce « lieu attirant » est caractérisé par « un singulier aspect de propreté et d’ordre ». C’est un lieu « où il convient sans plus de discussion de se tenir »506. Comme lieu révélateur, il comprend des objets significatifs à l’origine de l’attraction. Parmi eux, nous pouvons citer la carte et l’emblème d’Orsenna. Douée d’une puissance incomparable due à la présence du double vivant (le Farghestan) sur sa surface, la carte semble le seul élément qui concrétise la vue de l’inconnu non nommé par les habitants d’Orsenna. Elle a le privilège de mettre face-à-face ces deux pays ravagés et de dessiner les frontières interdites de chaque pays. Elle trace également les limites taboues qu’il ne faut pas franchir quelle que ce soit les circonstances et ravive à l’esprit la guerre ensommeillée dans le temps présent.

Comme les autres héros gracquiens, Aldo s’efforce de donner une justification à son existence et suit instinctivement le désir qui le conduit à la chambre retirée. Un sentiment indéfinissable l’envahit, lorsqu’il s’approche de ce lieu. Quelque chose de plus fort l’attire et l’entraîne finalement à pousser la porte de la chambre des cartes et à entrer dans l’interdit. Cette chose attirante est sans doute la carte qui exerce un effet magnétique sur lui. Entrer dans ce lieu est un signe symbolique montrant la soumission du héros à l’attraction de l’espace. En outre, la violation veut dire ici le franchissement explicite du tabou. À l’opposé des désordres et de la déchéance de la forteresse, la salle manifeste une apparence à la fois de luxe et de décadence. La contradiction que la chambre présente laisse place au jeu des couleurs. Encore une fois, les couleurs participent au dévoilement du mystère du lieu et de l’intrigue. La fusion cruelle des couleurs sombres et poussiéreuses de la chambre fait éclater soudainement « une large tache de sang frais éclaboussant le mur de droite ». « La tache de sang » n’est en effet que la couleur de la « bannière de Saint-Jude – emblème d’Orsenna »507 qui a flotté à la poupe d’un navire lors d’une bataille navale remontant à trois siècles en arrière. Dans l’objectif de célébrer cet emblème, Gracq joue avec la construction de la phrase. Il inverse l’ordre de la comparaison et fait précéder le mot comparant « tache de sang » par le comparé « bannière d’Orsenna ». Ce procédé vise à exciter la curiosité du lecteur qui commence à chercher la raison de cette inversion. En effet, l’inversion sert à mettre l’accent sur la signification emblématique du rouge. Effaçant la distance du temps, le drapeau rouge rend présent l’événement non exprimé par la narration : la guerre qui s’éteint depuis longtemps, mais qui va éclater après le passage des frontières interdites. Il devient aussi, comme le signale Michèle Monballin, un appel à le retrouver une nouvelle fois dans la reproduction d’une guerre prochaine. De ce fait, la chambre des cartes se montre « prête à servir »508, elle rend service à Aldo, voire au lecteur. La bannière, en participant à la complicité de l’espace, tend à rapprocher le sujet de son objet de désir, de ce « centre irradiant » qui comprend de même le deuxième objet significatif de la quête, « la carte » :

‘« Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique »509. ’

Ce que la carte montre à Aldo, ce n’est pas seulement les limites infranchissables des pays, mais également un lieu de « passage » entre « les terres stériles » d’Orsenna et « la terre sainte » du Farghestan. D’après lui, ce passage est la preuve de la transformation du lieu interdit en lieu sacré. C’est aussi le lieu de la transgression qui lui permet de passer de l’autre côté du rivage des Syrtes. Autrement dit, cet endroit atteste l’accomplissement de la mission : Aldo cède à l’attirance de l’inconnu et franchit plus tard la limite rouge. Il est donc le nouveau navigateur qui provoque le déclenchement de la guerre et rend la vie à Orsenna, même au prix de la destruction. En dépit du « bruissement léger » avertisseur qui s’élève de la carte, dû évidemment aux « syllabes obsédantes » des villes farghiennes, Aldo transgresse les frontières interdites de la mer et entre dans sa familiarité. La chambre des cartes rend perceptible par l’intermédiaire de la carte maritime ce qui n’est pas encore connu. Le carré cartographique a le privilège de définir le « là-bas » non nommé, il le rend susceptible d’être connu et dévoilé, soit par un pas conquérant, soit par un regard avide. L’intérêt de pénétrer dans la chambre des cartes vient du fait qu’elle offre à Aldo ce regard cartographique qui « annonce dès le début du livre, la vision finale du rivage ennemi révélant sa stupéfiante présence aux navigateurs du Redoutable »510. Le Farghestan n’est plus une contrée imaginaire, c’est un lieu inconnu susceptible d’être connu.

Notes
506.

Le Rivage des Syrtes, p. 575.

507.

Ibid., p. 576.

508.

Le Rivage des Syrtes, p. 575.

509.

Ibid., p. 577.

510.

ARFEUX, Marc-Henri. La Présence au monde dans l’œuvre en prose de Julien Gracq. op. cit., p. 267.