1- Secret de la chambre de Vanessa

Nous ne pouvons négliger le rapport étroit que la chambre de Vanessa tisse avec celle des cartes. La pièce de la femme donne une explication pertinente aux objets trouvés dans ce lieu charmant ; elle porte en elle-même la confirmation de l’avenir d’Orsenna tramé avec son passé. Ce lien est établi, lorsque Vanessa vient une fois surprendre Aldo dans la chambre des cartes, en lui disant avoir « une carte ancienne, empanachée d’étranges lettres »511 dans sa chambre à Maremma. Ce qui attire l’attention d’Aldo dans la pièce de Vanessa, c’est un portrait auquel il tourne le dos à son entrée, et non pas une carte. Le portrait célèbre le transfuge d’Orsenna, Piero Aldobrandi, lors d’une bataille navale entre Orsenna et le Farghestan. Ce tableau paraît la cause première de la tension pesant sur la chambre et constitue « l’appel du vide » que lance la pièce. Son importance vient du fait qu’il évoque l’aspiration partagée entre le héros et le traître :

‘« Comme le regard qu’aimante malgré lui par l’échappée d’une fenêtre un lointain de mer ou de pic neigeux, deux yeux grands ouverts apparus sur le mur nu désancraient la pièce, renversaient sa perspective, en prenaient charge comme un capitaine à son bord »512.’

Le regard porté vers l’extérieur s’avère être le trait commun entre ces deux figures, les deux jettent un regard fasciné vers le lointain de la mer. Ce regard interprète évidemment l’aspiration de voir une voile rompant l’immobilité de la mer. Sous la pression du tableau, Aldo tourne les yeux vers les fenêtres ouvertes et s’approprie les regards du transfuge. L’outil de comparaison « comme » est chargé d’établir cette identification. L’un et l’autre sont fascinés par « un lointain de la mer ou de pic neigeux ». En adoptant le même regard, Aldo devient le double de Piero Aldobrandi. Mais Aldo diffère de lui en tant que héros qui va sauver la ville de son sommeil et lui rend la vie. Il y a donc un renversement de rôle. Le portrait a pour fonction de guider Aldo dans la bonne direction. Depuis cette visite, Aldo rêve de devenir le capitaine qui transgresse le rivage farghien.

Le portrait tient un autre rôle sur le plan diégétique. Son rôle se conclut dans l’évocation des conséquences prévues de l’expédition du Redoutable. La description que le narrateur donne de ce tableau parle d’un arrière-plan célébrant une bataille navale :

‘« Rhages brûlait comme une fleur s’ouvre, sans déchirement et sans drame : plutôt qu’un incendie, on eût dit le déferlement paisible, la voracité tranquille d’une végétation plus goulue, un buisson ardent cernant et couronnant la ville, la volute rebordée d’une rose autour du grouillement d’insectes de son cœur clos. La flotte d’Orsenna était rangée en demi-cercle au large de la ville, mais si un mur de fumée calme s’élevait en lourds panaches de la mer, bien plus qu’au fracas déchirant de l’artillerie on songeait malgré soi à quelque cataclysme pittoresque et visitable, au Tängri venant de nouveau faire grésiller ses laves dans la mer »513.’

Le paradoxe de ce tableau tient à Piero Aldobrandi défenseur et vainqueur à la fois. Certes, ce dernier participe à la bataille navale, mais il lui tourne le dos. Le portrait le montre aussi bien détaché qu’engagé à l’assaut. Cette posture étonne le narrateur qui essaie de trouver « l’emblème d’un surnaturel détachement ». Pour le premier moment, Rhages semble incendiée : « Rhages brûlait », tandis que la flotte d’Orsenna l’entoure en demi-cercle. Pourtant la fumée montée du Farghestan n’est pas due à la bataille maritime, mais à son volcan irrité à cause de la violation de ses frontières par les navires d’Orsenna. Comme réaction contre cette transgression illégitime, le volcan est irrité, ses éruptions se répandent sur la mer. L’explosion du volcan peut être lue comme un signe avertisseur de l’invasion prochain du Farghestan par Orsenna. Elle est le symbole d’un cataclysme. Le texte met sous nos yeux une autre preuve soutenant ce point de vue :

‘« Entre les pointes de doigts de son gantelet de guerre à la dure carapace chitineuse, aux cruelles et élégantes articulations d’insectes, dans un geste d’une grâce perverse et à demi amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes la goutte de parfum suprême, les oreilles closes au tonnerre des canons, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d’Orsenna »514.’

Si nous suivons le développement de la rose et de l’insecte, nous nous trouvons devant une transformation de haute signification. La rose rouge, après avoir été la métaphore de Rhages incendiée, devient l’emblème d’Orsenna. Ce qui veut dire que la rose couronnant autrefois le Farghestan devient une rose enserrée représentant la Seigneurie. Un simple rapprochement entre le blason d’Orsenna et la rose montre que ce pays risque d’être écrasé prochainement comme cette fleur-ci. Autrement dit, Rhages redouble en elle-même l’image future d’Orsenna. Cette ville serait plus tard détruite par le Farghestan ; son drapeau rouge d’autrefois, trouvé dans la chambre des cartes, serait brutalement écrasé par l’invasion farghiennne. Voilà ce que le tableau donne à lire.

Fasciné par le tableau, Aldo personnifie la figure de Piero Aldobrandi : « Tu l’aimes, n’est-ce pas ? C’est une chose merveilleuse. Ici, on se sent vivre sous un regard », lui dit Vanessa. La personnification en fait le double opposé du transfuge. Car Aldo n’est jamais considéré comme traître, bien qu’il partage avec lui les mêmes regards fixés sur l’extérieur, le « surnaturel détachement » et « l’extase » devant « l’assaut le plus furieux ». En effet, l’envoûtement du tableau réside dans ces regards par lesquels Piero Aldobrandi semble dominer la chambre au point qu’il se montre le propriétaire, alors que Vanessa et Aldo sont les intrus. Sa fonction est d’élaborer l’avenir d’Orsenna : il devient le miroir qui reflète la figure inversée d’Orsenna. Ainsi un échange de rôle s’opère-t-il à partir de l’aventure d’Aldo, l’image illustrée du Farghestan sera plus tard celle d’Orsenna. « Une aube sombre et promise » se lève de sa future expédition qui vise cet « au-delà sans nom de vie lointaine »515. Par là, le tableau évoque la scène que la narration efface du roman. Nous trouvons également qu’une concordance s’établit entre l’image de Tängri dans le tableau et l’image donnée par le texte : la ville farghienne vue à distance depuis l’île de Vezzano ou à proximité lors de l’expédition ne contredit pas le tableau. Aucune contradiction n’apparaît entre la représentation figurative du tableau et la transcription graphique du texte. Les deux célèbrent une image ambivalente de Tängri plongé dans sa fumée :

‘« Une fumée montait devant nous sur l’horizon, distinctement visible sur le ciel qui s’assombrissait déjà vers l’est. Une fumée singulière et immobile, qui semblait collée sur le ciel de l’Orient, pareille à sa base à un fil étiré l’altitude et se cassait brusquement en une sorte de corolle plate et fuligineuse, palpitant mollement sur l’air et insensiblement rebordée par le vent »516.’

Le rôle de Tängri se montre clair ici. Que ce soit dans la représentation du tableau ou dans l’expérience, la ville remplit un rôle de signe. Sa destruction naturelle présentée sous un aspect de volcan sera la destruction future d’Orsenna. Un autre fait sollicite notre attention dans ce texte-ci. Nous remarquons l’insistance de Gracq sur la localisation du Farghestan ; la destination de l’orient est répétée deux fois sous des formules différentes (« est », « Orient » accentué par la majuscule). Nous nous demandons si la quête gracquienne de l’espace se limite à la direction de l’Est, et si le centre de gravité se trouve pour lui dans cette orientation.

Notes
511.

Le Rivage des Syrte, p. 620.

512.

Ibid., p. 645.

513.

Le Rivage des Syrtes, p. 646.

514.

Ibid., pp. 646-647.

515.

Le Rivage des Syrtes, p. 647.

516.

Ibid., p. 737.