Troisième partie : Écriture de l’espace, espace de l’écriture

L’espace textuel

Nous l’avons dit : les écrits de Gracq s’intéressent à l’espace et décrivent des lieux qui nous transportent en imagination dans des contrées lointaines et qui nous donnent parfois l’illusion d’habiter l’espace. La description s’avère en outre le seul moyen responsable de raconter l’histoire dans chaque récit. C’est pour cela que nous voulons maintenant mettre en lumière les techniques qui la prennent en charge et examiner le texte écrit lui-même, considéré comme une manifestation concrète de la pensée. Les mots qui se déploient sur la page blanche, les ressources visuelles de la graphie, de la mise en page et de l’existence du livre comme un objet total constituent l’objet de notre préoccupation. Autrement dit, nous allons nous préoccuper de ce que Gérard Genette appelle « la spatialité de l’écriture »528. Car à travers cette spatialité que nous pouvons suivre une histoire. L’accent sera donc mis sur l’acte d’écrire et sur ses pouvoirs créateurs dans l’espoir d’élaborer le fonctionnement de l’écriture créatrice de l’espace gracquien.

Vu que le flux imaginaire échappe à tout contrôle, l’écriture se montre, comme le note Jean Ricardou, la seule garantie capable de « faire jouer l’imaginaire tout en saisissant son mouvement »529. Par opposition aux images visuelles ou mentales, tout fragment écrit est une inscription stable et non pas fuite ou disparition. Son privilège vient du fait qu’il montre concrètement l’importance de la reprise de tel ou tel mot. C’est pour cela que nous préférons partir des signifiants dispersés sur cette blanche quadrillée, en espérant poursuivre le mouvement descriptif qui se prolonge d’une page à l’autre. Cela va nous aider à comprendre mieux la totalité de l’œuvre toute entière. Avant de nous lancer dans ce travail, laissons-nous tarder peu sur le rapport entre l’espace textuel et l’espace du roman :

‘« L’espace commence ainsi : avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche »530.’

La page reste cette petite étendue blanche qui manifeste l’activité concrète de la réflexion. Elle est plutôt une forme construite par son énonciation. Son importance provient non uniquement du fait qu’elle célèbre l’écriture de l’écrivain, mais aussi qu’elle figure l’espace propre à chaque œuvre et plus exactement à chaque texte. Elle conduit à créer une perception visuelle qui s’imagine spatialisée. Ainsi naît l’espace textuel qui dépend complètement de la compétence lexicale du scripteur. Devant la surface du papier, ce dernier paraît le seul maître de ce qu’il compose. C’est lui qui choisit les mots et les ordonne sur la page. Autrement dit, c’est lui qui gère l’espace de son texte portant généralement son empreinte. La figuration de l’espace textuel dépend donc de l’écriture et de l’organisation des paragraphes sur cette surface délimitée. À la manière du dessin, l’écriture, en l’arpentant, affiche ses caractéristiques et donne corps à l’esthétique que l’expérience concrète semble inapte toute seule à cerner. Celle-ci a une fonction de mettre en jour le travail qui rend l’espace concevable.

Nous pouvons dire que la production des textes sur la page donne naissance à l’espace textuel. Puisqu’il occupe un espace, le texte a besoin d’être mis en forme. Etant à la fois un art de communication et de traitement du texte, l’art d’écrire prend en charge la gestion du texte. A une question qui se poser sur le rôle de la révolution informatique, nous répondons que cette dernière « n’est qu’une amélioration qui prolonge l’invention du livre »531. Car le livre est déjà là grâce à l’organisation des lettres et des inscriptions sur la page vierge. L’effet de la distribution nous intéresse aussi, elle joue quelquefois un rôle dans la mise en relief de certaines idées. La question de la spatialité du texte nous amène à interroger également l’espace littéraire ; c’est par le biais du texte que l’espace littéraire peut exister. Accorder à la littérature un espace propre, c’est lui procurer, selon les auteurs de Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?, une base depuis laquelle elle peut parler au monde. Cette base ou plutôt cet espace joue le rôle « d’une caution pour asseoir les textes, pour leur donner leur efficacité, pour orienter les modalités de leur intervention dans le monde »532. Un lien de dépendance lie donc les deux types de l’espace. En tant qu’espace composé par la juxtaposition des mots, des phrases et des séquences, l’espace textuel a besoin d’être légitime. Or, il « ne tient sa légitimité littéraire que de l’espace littéraire qu’il aura réussi à faire naître »533. Ainsi, nous allons à la recherche de l’effet littéraire ou événementiel engendré par l’espace textuel. Les moyens de la description nous importent et nous encouragent à examiner certains outils appartenant aux autres domaines que la littérature.

En effet l’écriture gracquienne connaît une grande liberté et paraît parfois comme un amalgame de différents éléments. Rien ne retient l’écrivain d’utiliser telle ou telle technique, tout devient accessible à sa main. Sous sa plume se rassemblent les moyens de la description poétique, romanesque et picturale. L’art plastique, et surtout la peinture s’avèrent une source inépuisable qui enrichit ses écrits. Le rôle des textes extérieurs est encore non négligeable, Julien Gracq introduit des textes étrangers à l’intérieur du sien. Tout cela agit sur son écriture et donne à l’espace textuel son épaisseur. De ce fait l’espace de son roman parait l’effet de l’association de plusieurs éléments organisés sur la page. Dans un entretien paru dans Le Magazine littéraire, le romancier affirme sécréter autour de lui « une bulle protectrice ». Celle-ci est liée à « ses goûts, à ses cultures, à son climat intérieur, à ses lectures et à ses rêveries familières, et qui promène partout avec lui, autour de lui, une pièce à vivre, un intérieur façonné à sa mesure souvent dès la vingtième année, où il a ses repères, ses idoles familières, ses dieux du foyer, où son for intérieur se sent protégé contre les intempéries et à l’aise »534. Outre qu’elle devient la source de son inspiration, la « bulle » le protège du temps. La variété de sa culture le singularise et en fait un des écrivains les plus modernes. Cette richesse, l’écrivain l’a bien servi au profit de sa plume, son texte paraît comme une composition de divers éléments harmonieux. De ce fait, son espace romanesque se montre plus proche de l’imaginaire que de la réalité. Il est plutôt une représentation investie par sa subjectivité. Voilà ce qui crée son originalité poétique.

Gérard Genette considère les figures du style comme un aspect de la « spatialité littéraire ». Pour lui, la figure est à la fois « la forme que prend l’espace et celle que se donne le langage ». Il est « le symbole même de la spatialité du langage littéraire dans son rapport au sens »535. C’est pour cela qu’il nous paraît aussi nécessaire de consacrer le premier chapitre du présent travail au discours métaphorique et à son rôle dans la constitution et la compréhension de l’histoire. Nous allons voir ensemble comment l’effet du sens produit par ce discours exprime mieux l’intrigue que le discours littéraire. Ce que dit l’énoncé métaphorique est doublé par la manière dont il est écrit. Et ce qu’il laisse voir constitue la spatialité sémantique du discours littéraire.

Notes
528.

GENETTE, Gérard. Figures II. Paris : Seuil, 1969. (Coll. Tel Quel). p. 45.

529.

RICARDEAU, Jean. Problèmes du nouveau roman. Paris : Seuil, 1967. (Coll. Tel Quel). p. 58.

530.

PEREC, Georges. Espèces d'espace. Paris : Galilée, 1974, p. 21.

531.

GARNIER, Xavier et Pierre ZOBERMAN (dir.). Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2006, p. 19.

532.

Ibid., p. 6.

533.

Ibid., p. 19.

534.

RABOURDIN, Dominique. « Je n’ai pas cessé d’écrire en cessant de publier ». Dans Le Magazine littéraire. Juin 2007. No465, Julien Gracq : le dernier des classiques. Paris : S. A. S. p. 31.

535.

GENETTE, Gérard. Figures II. op. cit., p. 47.