I- Métaphore aqua-végétale

Dans chaque roman, l’incipit acquiert une importance incontestable pour le rôle qu’il joue à faire entrer le lecteur dans la fiction. L’accès à l’espace romanesque se passe généralement par les quelques mots qui ouvrent le roman. Ces mots, ayant un pouvoir de fascination, laissent entrevoir un espace diégétique et promettent une histoire, une expérience propre pour chaque lecteur. Dans Au château d’Argol,l’incipitdevient la porte qui s’ouvre sur le monde merveilleux de Gracq. Merveilleux, car le lecteur envisage dès les premières pages du récit un monde fantastique où les objets peuvent, comme les hommes, bouger et agir. Grâce aux expressions figurées du langage, le créateur dote de vie sonmonde inanimé. Autrement dit, le lecteur gracquien va être d’emblée frappé par l’usage irrégulier des unités linguistiques ; l’écrivain le met dans l’anormalité de son appréhension du monde par le langage. Un sentiment de plaisir et d’effroi se dégage à la fois de la lecture de Gracq, dû à la crainte de voir disparaître le monde du possible et au passage rapide du blanc de la page aux mots encore mystérieux. Mais cela ne l’empêche pas d’exprimer son admiration pour la grande liberté avec laquelle l’écrivain prend en charge l’interprétation de son monde, en jouant avec les mots.

Nous savons bien que la mer et la forêt sont deux éléments inséparables de l’imaginaire poétique de Gracq. Ils sont les lieux de la prédilection sans équivalent. La présence de l’un fait appel tout de suite à l’autre, ils sont, selon l’aveu de l’écrivain, des éléments « complémentaires »542. Ce n’est donc pas surprenant de voir que leurs champs lexicaux s’étendent largement sur la surface de la page blanche. Cela conduit par conséquent à l’échange de leurs champs sémantiques ou à la qualification de l’un par l’autre : « mares herbeuses », « prairies marécageuses »543. Dans un autre sens, le discours romanesque, qui ne manque pas d’emprunter au végétal et à l’aquatique son vocabulaire, devient le lieu d’étalement de leurs sémèmes. Pour cela, nous préférons traiter sous le même titre toutes les images forestières et aquatiques exploitant l’isotopie de l’homme.

Notes
542.

« Sur Un balcon en forêt », op. cit., p. 220.

543.

Au château d'Argol, p. 10.