1- Somnolence des eaux

Nous pouvons distinguer aux premières pages d’Au château d’Argol cet énoncé court qui sera notre point de départ pour envisager l’intrigue de ce récit :

‘« Çà et là, l’eau sommeillait dans des mares herbeuses »544.’

L’énoncé initial met sous nos yeux une métaphore à pivot verbal « l’eau sommeillait » dont les composants ne sont pas tous présents. La métaphorisation consiste, dans ce cas, à qualifier le comparé « eau » par la qualité sémique du comparant homme absent du texte, tout en profitant de la présence de l’objet du transfert « sommeillait ». Le transfert du trait spécifique de l’homme à l’« eau », c’est-à-dire de l’humain au non humain, conduit par conséquent à l’humaniser. Il est évident, pour le lecteur, que le verbe « sommeiller » n’est pas employé dans ce contexte avec son signifié habituel. Car l’eau ne sommeille pas, le sommeil est une propriété de l’être humain. Cet emploi répond en effet, comme nous allons le voir, à un dessein personnel et poétique. Il dévoile ainsi une grande part de la subjectivité de l’écrivain. La reprise de la même métaphore avec la forêt et le château en témoigne. Dans le monde romanesque de Gracq, nombreux sont les exemples qui insistent sur la substitution de la qualité générique entre l’homme et l’objet non humain. À titre d’exemple, nous citons :

‘« [...] c’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant ». ’

Et encore plus loin dans le chapitre « Heide », nous relevons cette métaphore se rapportant à l’architecture:

‘« Les salles vides du château attendirent que cette présence les peuplât, dans un pesant ensommeillement [...] Il parut bizarrement à Albert que ce château somnolent dût être visité »545.’

« Dormant », « ensommeillement », « somnolent », « attendirent » et « triste » se trouvent aussi dans un contexte étranger non humain où ils perdent leur sens propre. Car le « bois » et le « château » ne se transforment pas subitement en homme. Il y a donc un détournement de sens, parce qu’il n’y a pas de rapport logique entre l’homme, la forêt, la mer et le château. Revenons au verbe « sommeillait » du premier exemple, et plus exactement à sa signification réelle. Sommeil signifie, selon Le Petit Robert, un « état physiologique » de l’être humain caractérisé par « la suspension de la vigilance, la résolution musculaire, le ralentissement de la circulation et de la respiration, et par l’activité onirique »546. Au verbe « sommeiller » s’attache, pouvons-nous dire, l’idée de la stagnation. L’écrivain recourt aux tournures du style pour faire travailler l’imagination du lecteur. Ce dernier conclut que l’espace romanesque est un espace privé de mouvement et d’agitation. C’est un espace dominé par l’immobilité et le silence. L’imparfait éternise, en plus, cet état de stagnation ou de non mouvement : le temps verbal du passé a pour effet ici de prolonger la durée de l’état exprimé. Voilà ce que la recherche sémantique nous conduit à dire à propos de l’interprétation de ces lieux humanisés. En revanche, la reprise du même trait sémique sous des formes variées : verbale « sommeillait », adjectivale « dormant », « somnolent » et nominale « ensommeillement » est l’indice d’une obsession. Elle témoigne de l’ancrage profond de ce type de production disant poétique dans l’écriture romanesque de Gracq. Le sommeil, ne signifie pas une négation du monde ; au contraire il est, d’après Maurice Blanchot, un respect des lois naturelles et un « attachement » au monde :

‘« Le sommeil est un acte de fidélité et d’union. Je me confie aux grands rythmes naturels, aux lois, à la stabilité de l’ordre : mon sommeil est la réalisation de cette confiance, l’affirmation de cette foi. C’est un attachement, au sens pathétique de ce terme. [...] Le sommeil est cet intérêt absolu par lequel je m’assure du monde à partir de sa limite et, le prenant par son côté fini, je le saisis assez fortement pour qu’il demeure, me pose et me repose ».547

Il réalise que l’humanisation métaphorique n’est pas futile. Elle est un moyen par lequel Gracq implante ses idées de la « plante humaine » au centre de ses écrits romanesques. A travers cette activité nocturne « le sommeil », il affirme la dissolution de deux éléments incompatibles : l’homme et le monde.

La qualification de l’eau par la qualité humaine apparaît presque dans toute l’œuvre romanesque de Gracq. Nous nous contentons ici de ces exemples relevés du Rivage des Syrtes : « l’eau dormante », « les eaux mortes » et « les grèves mortes ». Le végétal n’échappe pas à cette technique : « Nous longions parfois une de ces grandes fermes fortifiées endormies dans la tiédeur de la nuit des Syrtes »548. Gracq semble obsédé par la création d’un monde sans mouvement, un monde qui ne se rapporte pas de près ou de loin au réel, mais qui parcourt uniquement son univers romanesque. La conceptualisation du lieu en terme humain met en cause la procédure métaphorique. Car l’humanisation donne naissance à un autre lieu : un lieu doué de vie et de mort. En termes plus directs, elle crée un espace différent qui n’a aucun rapport avec l’espace commun. Cet espace déformé et inconnu pour nous est l’espace d’un rêve de l’écrivain. Loin d’être une reproduction du réel, il devient une réalité autre fabriquée par l’imagination. Il est le fruit mûr d’un esprit créatif, c’est pourquoi nous l’appelons surréel ou poétique. Cet espace autre devient également le véritable espace de l’écriture romanesque de Julien Gracq.

La deuxième partie de l’énoncé précédent « mares herbeuses » met en présence le végétal et l’aquatique et avertit de même le lecteur de la fusion précoce de leurs champs lexicaux qui deviennent l’objet du discours :

‘« La mer des arbres »549.
« Au sortir de l’escalier sur les terrasses du château, comme sur le pont d’un haut navire engagé dans les houles ».
« Ces nuages du ciel, blancs et plats, paraissaient planer au-dessus du gouffre vert à une énorme hauteur. A regarder cette mer verte on ressentait un obscur malaise »550. ’

Si la métaphorisation de « l’eau »-homme est actualisée par la présence du comparé et du motif seulement, elle se fonde ici sur la substitution du mot normal par le mot métaphorique, en absence de l’objet du transfert. La forêt est métaphoriquement appelée par l’isotopie de la mer : « mer » à deux reprises, « houles », « gouffre » ou explicitement par un de ces sémèmes: « arbres », « vert(e) » à deux reprises. La substitution du trait sémique entre la forêt et la mer se justifie par le fait que toutes les deux donnent vision d’une large étendue de l’espace et déterminent un des axes de la quête gracquienne : l’horizontalité. D’ailleurs, les deux isotopies instaurées présentent un point commun sur le plan des catégories génériques : la Nature. Nous pouvons dire que la métaphore est le résultat d’un processus de compréhension du réel ; Gracq prend la dimension spatiale comme un point de support. Pourtant, la fusion des champs sémantiques entre la forêt et la mer constitue une énigme à laquelle le lecteur essaie de trouver la solution à travers l’interrogation du discours métaphorique. Car le discours figuré permet quelquefois de comprendre l’histoire beaucoup mieux que le discours littéral. Il montre également que le choix des expressions répond à un objectif précis. Autrement dit, il rend visible la réalité romanesque. D’après Patricia Schulz, le discours métaphorique :

‘« crée par le seul usage des mots une représentation du monde qui n’existe pas, du moins pas réellement ou pas encore. En d’autres termes, ce discours construit une sit-lin qui n’a pas de sit-ext correspondant ou, en termes référentialistes purs, pour laquelle il n’existe pas de référent »551. ’

De ce fait apparaît le besoin d’étudier les expressions figurées dans l’œuvre romanesque de Gracq. Dans le cas d’Au château d’Argol, le discours métaphorique donne à lire l’intention de l’écrivain de créer un monde humanisé où baignent l’espace de son rêve et celui de la fiction. Ainsi, nous pouvons deviner certains de ses traits : il s’agit d’un espace silencieux, sombre, sans mouvements, qui se plonge dans l’élément liquide.

Notes
544.

Au château d’Argol, p. 10.

545.

Ibid., pp. 16, 28. Le même syntagme du « bois dormant » est répété dans Un balcon en forêt, p. 84.

546.

REY-DEBOVE, Josette et Alain Rey (dir.). Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2003, p. 2450.

547.

BLANCHOT, Maurice. L'Espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955, pp. 358-359.

548.

Le Rivage des Syrtes, pp. 573, 649, 632.

549.

Au château d’Argol, pp. 15, 60.

550.

Ibid., pp. 15-17.

551.

SCHULZ, Patricia. Description critique du concept traditionnel de « métaphore  ». Berne : Peter Lang SA, éditions scientifiques européennes, 2004, p. 91.