2- Navigation métaphorique

D’après Lakoff et Johnson, « l’essence d’une métaphore est qu’elle permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre »552. Partant de cette définition, nous essayons de comprendre l’enjeu de la métaphore aquatique qui file presque sur toutes les pages de ce récit. Le premier constat que nous pouvons souligner à propos de ces derniers exemples est la modification qui marque le discours du descripteur. De nouveaux lexèmes appartenant à l’isotopie de la navigation (« pont », « navire ») s’ajoutent au champ sémantique de la mer, ce qui conduit à une dérivation de sens dans la métaphore aquatique. Et encore plus loin, nous relevons :

‘« [...] l’œil plonger sur le paysages divers des alentours du château ».
« Chaque chambre était éclairée par une longue rainure horizontale [...] de sorte que le dormeur à son réveil plongeait son regard malgré lui dans le gouffre des arbres, et pouvait se croire un instant balancé dans un vaisseau magique au-dessus des vagues profondes de la forêt »553.’

Il est important de signaler ici que la tournure effectuée sur le discours du descripteur démarque la fin du premier chapitre. De l’apparition de nouveaux sémèmes de la navigation : « plonger » à deux reprises (à l’infinitif et à l’imparfait), « gouffre », « balancé », « vaisseau », « vagues » s’opère une modification sur la fonction de la métaphore. D’une métaphore descriptive, la procédure métaphorique se transforme en interprétative ou explicative. La qualification de la forêt par la mer donne naissance en réalité à une autre métaphore qui fait du château un navire plongé dans les vagues de la forêt-mer. Cette métaphore répétée deux fois aux pages 15 et 17 est le résultat d’un travail d’actualisation des sèmes. Elle est indépendante du système fonctionnel de la langue, car il n’y a pas de similitude apparente entre le château et le navire. Autrement dit, les traits distinctifs dans cette métaphore ne sont pas suffisants pour construire un sens. C’est Gracq qui établit cette analogie en tant que château et navire représentant deux lieux qui abritent de l’extérieur. Outre que la métaphorisation affiche l’ancrage du sujet dans son dire, elle exprime un point de vue sur le monde.

Arrêtons-nous maintenant sur la métaphorisation de la forêt en mer et du château en vaisseau, considérée non pas seulement comme un élément structurant de l’histoire mais aussi un accès à la compréhension de la pensée de l’écrivain. L’isotopie de l’architecture et celle de la forêt-mer introduisent une opposition entre la civilisation et la nature : à la première appartiennent les sémèmes : « escalier », « terrasses », « château », « pont », « navire », « chambre », « vaisseau », à la seconde « mer »,« gouffre », « houles », « vert(e) », « paysage », « arbres », « vagues », « forêt ». De cette opposition se dégage l’opposition entre minéral/aquatique-végétal et entre verticalité/horizontalité. Château-vaisseau et forêt-mer sont également en opposition sur le plan des catégories sémiques, (haut/bas, petit/vaste, intérieur/extérieur). D’où la fréquence des lexèmes opposés dans l’œuvre romanesque de Gracq « haut(e) ou « hauteur », « s’étendre »/« s’élever », ils servent pour indiquer l’altitude et la qualité incommensurable de l’espace naturel. A l’évidence, la rencontre du minéral et du végétal dans une même figure remonte aux sources opposées mais complémentaires de l’inspiration de l’écrivain. Héritier de l’esprit latin et de l’esprit celtique, Gracq essaie de traduire quelquefois cet héritage en affrontement entre le minéral et le végétal. Si au premier penchant s’attache l’expression d’une civilisation solide, le deuxième est l’expression d’une nature forte, d’une civilisation en ruines. Le récit d’Argol ne manque pas d’évoquer les images qui fêtent la gloire de la forêt-mer. Mais ce qui nous importe plus est de savoir la signification réelle de la métaphore aquatique étalée au long du récit d’Argol.

Notes
552.

Cité par DETRIE, Catherine. op. cit., p. 237.

553.

Au château d'Argol, pp. 16-17.