3- Fusion réelle avec l’élément liquide

La répétition d’une métaphore empruntée au domaine liquide constitue l’indice d’une dynamique de la plongée à laquelle le chapitre 5, intitulé « Le Bain », donne une réponse :

‘« Couchés au ras de l’eau, ils (Albert, Herminien et Heide) voyaient accourir de l’horizon le poids régulier des vagues, et dans un capiteux vertige il leur semblait qu’il tombât tout entier sur leurs épaules et dût les écraser – avant de se faire au-dessous d’eux un flux de silence et de douceur qui les élevait paresseusement sur un dos liquide, avec une sensation exquise de légèreté »554.’

Partant du processus métaphorique, Gracq fait du monde un être humain, en élaborant son projet poétique. Le bain matinal des trois hôtes d’Argol rappelle sans aucun doute l’image de la mer-matrice. Celle-ci est réalisée métaphoriquement grâce au rapport d’analogie que le romancier tisse entre la mer et le sein maternel. Certes, le comparant « matrice » est absent du texte, mais il est conceptualisé en faveur du syntagme métaphorique « dos liquide ». Le texte met en évidence deux syntagmes nominaux mis en parallèle, « ras de l’eau » et « dos liquide », qui produisent la même impression référentielle « la mer ». Mais le deuxième fait apparaître l’opposition entre l’isotopie de la mer et celle de l’homme, auxquelles appartient le sème « liquide ». Si les sémèmes « eau », « vagues », « flux » et « liquide » sont les composants de l’isotopie de la mer, les sémèmes « épaules », « paresseusement », « dos » et « liquide » constituent celle de l’homme. La liquidité devient donc le facteur essentiel de la motivation. Cependant la métaphorisation est bâtie sur le transfert sémique de l’homme à l’objet inhumain. Le sème « dos » est employé dans un contexte non humain en vue de dénommer le résultat de la substitution. Ce point de vue est important dans l’analyse sémantique de la métaphore, car il permet de comprendre le détournement du sens. Le fait de plonger dans une étendue profonde et liquide fait penser immédiatement à la plongée dans la cavité intérieure et sombre de l’abdomen. Nous pouvons dire que la mer, grâce à la substitution du sens, devient un fond liquide ou plutôt une matrice que l’écrivain rêve de pénétrer. La récurrence de cette image dans Un balcon en forêt en témoigne. Cette fusion symbolique que la métaphore permet d’actualiser et de mettre en mots s’effectue parfaitement dans les pages de ce chapitre. L’humanisation de la mer est renforcée encore par une métaphore adverbiale « paresseusement » qui décrit bien le mouvement las de cette eau stagnante. Le processus métaphorique peut être considéré comme un moyen traduisant la compréhension du monde. Gracq veut ramener le monde sensible à des expériences vécues, c’est-à-dire relier ce monde à un acte cognitif qui le met en forme et qui lui fournit un modèle de compréhension. La métaphorisation de la mer en matrice peut être lue comme l’interprétation d’une expérience culturalisée, c’est-à-dire le résultat d’une influence du milieu culturel. Lieu de vie et de naissance, la mer et la terre, selon les traditions, sont des symboles du corps maternel. D’où l’inspiration gracquienne de cette image. Outre l’accord phonique entre la « mer » et la « mère », les homonymes soulignent un accord au niveau sémantique; les deux symbolisent la vie et la mort. Simone Grossman voit aussi dans le bain la notion d’une « eau-mère ». D’après elle, ce bain reproduit matériellement la nostalgie de l’immersion et la fusion au sein de l’élément liquide.

La plongée au sein de l’élément liquide implique chez Gracq un mouvement de communion avec l’eau et l’autre. C’est ce que les nageurs d’Argol éprouvent dans la tentative du bain, quand ils se sentent dissous dans la mer. La dissolution exprime le désir de l’anéantissement de soi au profit d’une autre renaissance universelle, elle révèle une véritable union cosmique entre l’homme et le monde. Le bain peut être également lu comme l’incarnation parfaite du projet surréaliste du retour à l’un. Laurence Rousseau affirme que « la fonction unifiante de l’eau » ne correspond pas seulement, chez Gracq, « au penchant d’une imagination, à ce besoin d’homogénéité pour atteindre à la profondeur, à l’épaisseur poétique », mais aussi elle s’harmonise bien avec « la sensibilité particulières aux Surréalistes, sensibilité animée par le Désir d’Universel »555. Le projet est réalisé grâce à l’audace de l’écrivain qui propose des liens mystérieux et des associations nouvelles. En basculant l’ordre logique des mots et des choses, l’écriture poétique de Gracq fournit une nouvelle appréhension du monde acquis à la faveur du transfert des qualités spécifiques entres l’homme et les éléments du cosmos. Pour Catherine Détrie, la métaphore, bien plus qu’une figure d’analogie, « exprime un point de vue sur le monde, ou mieux encore elle crée de toutes pièces une représentation linguistique à partir d’une conception personnelle, et qui, pour la métaphore vive entre en tension avec la perception commune »556. Nous concluons que les choix lexicaux structurent aussi bien chez Gracq l’histoire que son point de vue. Autrement dit, ils donnent à lire un point de vue subjectif sur l’univers.

Notes
554.

Au château d’Argol, p. 46.

555.

ROUSSEAU, Laurence. op. cit.,p. 11.

556.

DETRIE, Catherine. op. cit., pp. 244-245.