3-1 Tentative sensuelle du « bain »

Selon Gérard Genette, la figure est déjà une petite fiction ou une esquisse de fiction que le discours doit suggérer. En tant que figure, la métaphore crée donc une fiction au cœur du produit romanesque dont nous essayons de suivre la trame tout au long du récit. Ce qui nous importe maintenant, c’est d’examiner de près le développement du discours métaphorique et de dégager la deuxième signification que l’eau prend dans Au château d’Argol. Elle penche, trouvons-nous, vers une dimension érotique de l’eau ; c’est encore la métaphore qui permet la réalisation de ce sens. La recherche lexicale sera aussi notre point de départ pour appuyer ce point de vue. Au cours de notre parcours sémique du chapitre « Le Bain », nous remarquons la fréquence de l’adjectif qualificatif « lisse » quatre fois répété dans les pages 44 et 45. Il est employé pour qualifier à la fois l’eau et la femme : « vagues lisses » à deux reprises, « écharpes lisses du brouillard », « son dos puissant, lisse et ténébreux » il s’agit de Heide. Figure de style, la métaphore construit un jeu de parallélisme et d’interférence lexicale entre la femme et la mer, en donnant la clé nécessaire au sens. Sa valeur réside dans le fait qu’elle crée une analogie entre la peau douce de la femme et l’eau, en confiant à cet élément incolore, inodore et transparent une qualité humaine « lisse », en le rendant sensuel. De même, la femme emprunte à l’isotopie de la mer le sème « ténébreux » qualifiant ses gouffres. Un rapport de va-et-vient s’instaure alors entre les deux pôles de la métaphore, en permettant le transfert des traits sémiques entre eux. Car ni « lisse » (à propos de la mer), ni « ténébreux » ne se trouvent placés dans leur contexte linguistique normal. La connexion entre l’isotopie du corps humain et celle de la mer dans la tentative du bain finit par introduire les sémèmes de la béatitude que le discours met en lumière. Ceux-ci disent le plaisir de baigner dans les ténèbres de la mer-femme. En contact direct avec l’élément liquide, les nageurs connaissent une volupté pareille à celle dégagée d’une relation amoureuse, lorsqu’il s’agit de la construction d’un couple.

Le tableau que nous établissons ci-dessous manifeste l’émergence de ces trois isotopies sur les pages 44-49 du chapitre « Le Bain » :

Isotopie du corps humain Isotopie de la mer Isotopie de la béatitude
Peau
Larmes
Corps 6, Membres 2557
Visage 5
Œil 6, Yeux 10
Nudité
Dos 2
Chevelure
Poitrine 5
Jambes
Pieds 3
Bras 3
Mains 5, Paume
Vaisseaux
Cœur 5
Tête 3
Epaules 3
Ventre
Lèvres 3, Bouche, Dents 2
Âme
Doigt(s) 2
Plaie
Nerfs
Joues
Muscles 2
Chair 2
Regard(s) 3, Regarder 4
Sein
Prunelles, Lentilles
Poumons, Respiration
Esprit, Cerveaux 2, Tempe
Sang 2
Brumes(s) 5, brouillard 2
Baigner
Golfe
Liquide(s) 7
Gouffre 2, ténébreux
Mer 4
Vague(s) 7
Mouillé(s) 4
Flux 3 et reflux
Plages
Grève 5
Flaques
Eau 4
Humide
Ruisseler
Ecume
Rivage 2
Vaisseau
Nager 2
Sous-marine
Filets
Rouler
Crête(s) 2
Couler
Navigation
Plonger
Lames
Glisser
Noyés 2
Abîmes 3
Ondulants
Flotter
Doux 3
Fraîcheur 2
Enivrant
Délices 2
Sens
Radieuse
Lisse 4
Volupté
Douceur
Exquise
Sensation
Sentir 4
Légèreté
Liberté
Pureté
Sourire (v.)
Sourire (n.)
Cri(s) 2
Exaltants
Enchanté
Voluptueux
Enthousiasme
Enthousiasmant 2
Plaisir
Félicité
Amour
Vigueur
Joie, Réjouissances
Caresse, Caresser
Charme
Fête

Un examen de ce tableau montre la fréquence de tous les sémèmes du corps humain et de la mer, comme si Gracq voulait mettre l’accent sur la sensualité et sur le plaisir physique dans une véritable confrontation du corps à corps entre l’homme et la mer. Le texte est chargé des sèmes qui en fait le lieu privilégié d’une volupté sensuelle. Tout s’y fluidifie ou s’humanise en vue de constituer un fond liquide et compact apte à élaborer une tentative sensuelle au sein de la mer-femme. Ce fond est concrétisé à travers la plongée dans l’élément aquatique et se renforce davantage, lorsque les sémèmes de ces deux isotopies s’utilisent les uns au lieu d’autres. La mer est qualifiée, à titre d’exemple, par la qualité spécifique de l’homme : nous lisons « dos de liquide » pour désigner « le ras de l’eau » ou encore « l’œil des abîmes ». Autrement dit, elle est métamorphosée au moyen du procédé verbal en un être humain, alors que les sèmes « plonger », « glisser » expriment la « navigation » des personnages d’Argol dans ses abîmes. Cela explique la sensation de « douceur » et d’extase qui émane d’eux, lorsqu’ils étreignent physiquement les flots. La reprise de sème « corps » six fois, de « peau » et de « chair » deux fois concrétise véritablement cette étreinte physique. Dès que le corps des nageurs touche les filets liquides, l’eau les caresse et les force à participer à l’union avec elle. Ce qu’ils éprouvent révèle d’une sensation et d’un plaisir sensuel. Ces sentiments sont exprimés presque dans chaque page de ce chapitre. La reprise du verbe « sentir » quatre fois, comme le montre le tableau, manifeste l’intérêt accordé à leur sensation. Dans cette tentative sensuelle, il n’y a aucun doute que l’accent se met sur la perception tactile. Car c’est l’organe du toucher qui assure la volupté sensuelle. Le tableau met sous nos yeux tous les sèmes qui disent l’effet produit du contact charnel avec l’élément liquide. Ce que sentent les nageurs témoignent des sentiments positifs : « fraîcheur » à deux reprises, « douceur » et « doux » à trois reprise, « lisse » à quatre reprises. Nous pouvons dire que les nageurs vivent la tentative du bain avec une grande joie. Le tableau ne manque pas de démontrer les expressions de la béatitude : « sourire » une seule fréquence pour le verbe et le nom, « joie », « réjouissances » et « fête ». La connexion s’achève, quand la différence entre ces deux isotopies s’abolit du langage du descripteur pour ainsi dire que le « sel » et le « sang » font partie maintenant d’un seul corps unique et vaste. En partant de deux éléments concrets (mer et homme), Gracq joue sur la force matérielle de l’image et évoque une notion abstraite (volupté). Le bain reste un exemple de l’élan partagé entre la mer humanisée et l’homme sensualisé :

‘« Le vent caressait leur visage et le quittait comme un insecte une fleur, et ils s’étonnaient du mouvement régulier des nuages, de l’agilité des herbes, du fracas enthousiasmant des vagues et du mystère de la respiration qui les visitait comme un hôte secourable et inconnu »558.’

Mer et homme sont doués donc des même caractères. « Origine de la création », l’eau est selon les traditions juives et chrétiennes « mère et matrice », voire « l’élément de l’amour et de l’union »559 d’après la tradition romantique allemande. De même, l’eau dans l’œuvre romanesque de Gracq a deux valeurs féminines : sensuelle et maternelle, liées à l’idée de l’immersion.

Notes
557.

Le chiffre indique la récurrence du terme dans ces pages.

558.

Au château d’Argol, p. 49.

559.

CHEVALIER, Jean (dir.). Dictionnaire des Symboles : mythes , rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. op. cit., pp. 304-308.