3-2 Érotisation de l’eau

La métaphore aquatique file sur toutes les pages du récit, en tissant sa texture de noir et de blanc. Dans ce tissage, nous constatons l’émergence de la signification sensuelle de l’eau. Notre attention va maintenant vers une lecture sommaire de la genèse de la métaphore filée qui érotise l’eau. Nous nous arrêtons dans un premier temps sur les dernières pages du premier chapitre « Argol », plus exactement sur les pages 16 et 18 où la mer se présente réellement et non d’une manière métaphorique. Le premier constat que nous pouvons signaler est : la présence réelle de la mer s’accompagne de la fréquence de l’adjectif qualificatif « nues ». Certes, l’adjectif est utilisé pour identifier le paysage d’Argol, ayant un cadre marin, mais son apparition n’est pas sans valeur. Elle a pour effet d’accentuer la nudité de la mer. Ainsi, nous lisons qu’il s’agit d’une mer immobile et sans voile :

‘« Cette mer où l’on n’apercevait pas une voile étonnait par sa parfaite immobilité ».’

Autrement dit, c’est une mer accessible qui se dévoile sans pudeur aux yeux des observateurs. Rien ne cache sa nudité apparente. Le recours au style de la négation « ne...pas » que Gracq utilise avec le mot « voile » fait penser à l’homophonie « voile » au genre masculin. Le lecteur peut croire qu’il s’agit d’une mer dévoilée ou plutôt dénudée. Plus loin, à la page 18, la notion de la nudité est bien élaborée. Nous lisons : « sol nu », « rocs nus » et le participe passé du verbe dénuder : « les troncs [...] étaient dénudés par les vents ». Dans tous ces exemples, la métaphorisation consiste à la qualification du mot normal « sol », « roc » et « troncs » par la qualité du mot métaphorique, tout en insistant sur un seul trait spécifique de l’être humain : la nudité. Le transfert de la qualité spécifique de l’homme « nu » à des objets non humains conduit par conséquent à les rendre sensuels. Elaborer la nudité du paysage argolien par la volonté du descripteur montre que cette notion tient une grande importance sur le plan diégétique du récit. Elle est en réalité un signal évocateur de la nudité féminine du chapitre 8. Signe de sensualité, la nudité veut dire « l’abolition de la séparation entre l’homme et le monde qui l’entoure, en fonction de quoi les énergies naturelles passent de l’un à l’autre sans écran »560. La nudité n’est donc pas uniquement un facteur motivant l’histoire, mais elle entre aussi dans l’essence du projet poétique de Gracq. Car elle appelle à l’intégration directe de l’homme dans le monde en absence de toute frontière entre eux.

Il nous paraît nécessaire de rappeler ici que la métaphorisation dans les exemples précédents est du type adjectival. La préférence donnée à la métaphore adjectivale révèle une grande part de la subjectivité du créateur. Or, l’emploi de l’adjectif dans l’énonciation métaphorique n’a pas une fonction ornementale ; au contraire il est dynamique. L’adjectif contribue à la production du sens. Quelle que soit sa valeur, la fonction de l’adjectif est de faire un pont sémantique entre les deux axes de la métaphore, tout en intégrant le mot normal dans le système de production de la métaphore. En parlant de la métaphore adjectivale chez Baudelaire, Samia Kassab-Charfi affirme que :

‘« l’énoncé figural, forme ainsi un agrégat dont il est très difficile de dissocier les diverses composantes lors de leur réception. A ce niveau, une hypothèse pourrait être émise, portant sur la valeur récurrentielle de la métaphore. Celle-ci, loin d’être un phénomène isolé, marginal et exceptionnel dans l’écriture, constitue au contraire le pivot du processus créateur, la trame vivante du texte baudelairien qui tire ainsi sa densité du déploiement d’une rhétorique complexe »561. ’

Tel est le cas de Gracq : le processus métaphorique, outre qu’il est considéré comme un pilier de son écriture poétique, compose le tissage de l’histoire. Il révèle une obsession individuelle qui consiste à ériger l’image en norme d’écriture.

La célébration de la nudité forestière met en évidence par conséquent la conceptualisation de l’érotisme actualisé à la page 181 :

‘« Alors l’averse déchaîna les fraîcheurs glaciales de son déluge comme la volée brutale d’une poignée de cailloux. [...] Les rocs nus brillèrent comme de dangereuses cuirasses, la gloire liquide et jaunâtre d’un brouillard humide couronna un instant la tête de chaque arbre de la forêt ».’

C’est de l’eau de pluie, nocturne, lunaire et laiteuse, où la libido s’éveille, dont il est question. Avant de conceptualiser la notion de l’érotisme dans les dernières pages du premier chapitre, Gracq tend à métaphoriser son monde en terme humain, en insistant sur la sensualité. La tombée des gouttes de la pluie sur « les rocs nus » et les arbres conceptualise, sous l’effet de la lumière jaune de la lune, le rapport sexuel. Ce rapport métaphoriquement évoqué par « la gloire liquide et jaunâtre d’un brouillard humide » est prolongé par une autre métaphore verbale « couronna ». La conceptualisation métaphorique de l’érotisme est concrétisée encore, lorsque le romancier humanise l’arbre, en utilisant le sème « tête » pour désigner la cime. En partant d’un élément concret « averse », Gracq évoque alors une notion abstraite (l’étendue de la sensation et du sentiment amoureux) et étrangère à cet élément, en lui transférant, par une inversion du rapport logique, la connotation abstraite liée au sème « gloire ». La métaphore consiste ici à montrer une idée à travers une autre idée. Dans un autre sens, une idée est exprimée non pas à travers son signe propre mais à travers le signe d’une autre idée. Le concept érotique de l’eau qui évoque la relation physique a été constamment utilisé dans la littérature française. Il se révèle chez Gracq non seulement un élément organisateur de la diégèse mais encore son matériau même.

L’érotisme n’est donc pas affaire de mots privilégiés par l’élément aquatique. Il est effectivement déclaré dans les dernières pages du chapitre 8 « La Forêt », lorsqu’Albert trouve Heide nue près d’une source d’eau. La forêt-mer s’avère donc le terrain privilégié de l’acte sexuel. Par ailleurs, la description de Heide superpose diverses composantes émotionnelles que nous pouvons classer sous le champ sémantique de l’érotisme: « corps nu », « cheveux », « flottaient », « source », « eaux », « noyée », « nues », « bouche », « seins », « caressés », « sang », « ventre », « cuisses » et « chairs ». Nous signalons que ces sémèmes entretiennent un rapport étroit avec l’isotopie de la nuit largement évoquée (« nuit », « lune », « étoiles », « ombre », « sombre »562). De cette conjonction lexicale se dégage la puissance suggestive qui semble tenir dans l’évocation du viol par le « sang », deux fois répétée en sept lignes avec sa désignation métaphorique « rouge ». La parole discursive de l’écrivain dans le premier chapitre trouve, pouvons-nous dire, son illustration directe dans la fin du chapitre 8. Ainsi, la femme apparaît-elle comme l’élément que Julien Gracq privilégie pour avoir accès à l’univers. Plus qu’une figure poétique, la femme paraît exemplaire dans ses relations avec le monde. Elle est « un être dont l’essence s’accorde profondément au projet surréaliste d’unification, d’osmose totale avec l’univers. Elle est le réceptacle désigné et stigmatisé de tous les signes que les poètes surréalistes se sont efforcés de capter et de toucher »563. Elle est encore la meilleure ambassadrice qui conduit les personnages masculins où ils veulent aller. Bref, le rapport à l’autre sexe devient pour Julien Gracq le moyen type pour annoncer l’intégration dans le monde. C’est pour cela que la sensualité entre étroitement dans le cœur de son projet poétique. Elle constitue une fin dans la mesure où elle conduit à l’accomplissement de la quête.

Une question logique peut se poser sur l’intérêt porté à l’élément aquatique dans la production littéraire de Julien Gracq. À cette interrogation, nous répondons que la fusionphysique de l’homme et de l’eau permet de réaliser une véritable union cosmique. Par l’intermédiaire de la nature, l’homme atteint un état d’expansion universelle, en montant vers la transcendance. L’originalité de l’écrivain réside tant dans la mise en œuvre de la théorie de la « plante humaine » que dans l’importance exceptionnelle accordée à la dimension sensuelle comme facteur accomplissant la communication entre l’homme et le monde. C’est la raison pour laquelle Gracq transforme le paysage en mer. Le paysage marin paraît un lieu idéal de l’amour. Ce n’est donc pas futile que l’eau reste « dormante » ou plutôt stagnante dans ce récit. L’état de la stagnation s’harmonise bien avec la conceptualisation érotique de l’eau. Selon les nombreux mythes de la création, l’eau stagnante symbolise le « plasma de la terre »564 d’où naît la vie. En quête de son objet de désir, l’écrivain entretient, par quelque voie que ce soit, avec la mer et ses profondeurs, un rapport sensuel marqué par la douceur et la volupté. La mer, en alliant représentation concrète et suggestion abstraite, se révèle bien comme un pilier des analogies pour exprimer la femme et la création poétique. Autrement dit, l’analogie marine acquiert sa profondeur évocatrice par le fait qu’elle rend compte des deux voies susceptibles de mener Gracq à actualiser son projet : la femme et la production poétique.

Dans Un beau ténébreux, le processus métaphorique visant à anthropomorphiser l’objet inanimé trouve aussi son chemin à travers l’analogie que Gracq crée entre la femme et la mer. Le va-et-vient qui assure le transfert des qualités spécifiques entre les deux pôles de la métaphore est destiné aussi à mettre en lumière la notion de sensualité. Ainsi nous lisons : « une plage de chair », « plage lisse et vide », « Christel avait une robe de plage blanche, les pieds nus dans des sandales » et « un paysage désolé, presque théâtral, plus nu encore d’être sillonné d’une longue ligne de poteaux télégraphiques »565. Le parallélisme consiste, dans ces exemples successifs, à confronter les deux isotopies génériques de l’homme et de la mer sous une structure identique de la métaphore : « plage de chair »/« robe de plage ». Remarquons que le romancier utilise intentionnellement la « robe » qui sert à voiler la nudité de la femme pour indiquer l’être humain. La métaphorisation est bâtie sur la qualification du mot normal « plage » dans le premier exemple, « robe » dans le deuxième, par le trait du mot métaphorique « chair » et « plage ». Un pont d’échange sémantique est réalisé entre les isotopies opposées grâce à la préposition « de », aboutissant à la sensualisation de la plage et à l’universalisation de l’homme. La sensualité trouve enfin son terme dans l’emploi propre de l’adjectif qualificatif « nus » avec le sème « pieds » et impropre avec le « paysage » qualifié par « nu ».

Chez Gracq, la métaphore devient, nous semble-t-il, un lieu de sens particulier, parce qu’elle fait basculer la logique dynamique du langage. Outre sa fonction de suggérer les événements de l’histoire, le processus métaphorique gracquien fournit un modèle de compréhension du monde véhiculé avec les mots sollicités. Ceux-ci, perçus comme métaphoriques par le lecteur, disent en réalité la façon par laquelle Gracq appréhende les événements du monde, tout en partant de ses propres expériences. Cela explique probablement la technique répétitive qui caractérise l’écriture gracquienne visant l’élaboration de son projet poétique. Ainsi, des images évocatrices peuvent être répétées, comme nous l’avons remarqué plus haut, dans plus d’un récit avec une petite nuance du style.

Notes
560.

CHEVALIER, Jean (dir.). Dictionnaire des Symboles : mythes , rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. op. cit., p. 544.

561.

KASSAB-CHARFI, Samia. La Métaphore dans la poésie de Baudelaire. Tunis : Faculté des sciences humaines et sociales, 1997, pp. 31-32.

562.

Au château d’Argol, pp. 64-65.

563.

ROUSSEAU, Laurence. pp. 74-75.

564.

CHEVALIER, Jean (dir.). Dictionnaire des Symboles : mythes , rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. op. cit., p. 308.

565.

Un beau ténébreux, pp. 104, 107, 108. La comparaison est la figure la plus fréquente dans ce récit, Gracq y recourt pour déclarer explicitement cette fois-ci le rapport sexuel, tout en mettant face-à-face l’homme et la nature : « La terre ici aborde la mer avec plus de décence qu’ailleurs, sans arbres, sans cette parure un peu folle des riches campagnes – comme deux beaux corps se mettent nus à l’approche de l’amour, pour une solennité plus haute », p. 171.