4- Végétal sensuel

L’exploration de l’espace blanc et noir de la page donne lieu à de véritables lectures des idées graquiennes. Cependant la lecture ne vise pas certainement l’écrivain, mais elle promet de définir la dynamique du processus métaphorique. Il nous semble qu’un réseau de figures trame l’essentiel du récit d’Argol. Pour cela, nous préférons partir des données fournies par les multiples métaphores afin de voir comment Gracq arrive à maintenir la continuité du discours métaphorique mis au service du discours diégétique. Nous nous attardons ici sur certaines figures qui visent à sensualiser le végétal et qui le rendent utile pour la composition de la diégèse. Notre attention se porte exclusivement au motif de l’herbe et à la signification qu’il prend plus tard dans le récit. Voilà ce que donne la description du premier chapitre :

‘« L’étroite langue de plateau […] était partout couverte d’un gazon ras et élastique, d’un vert brillant dont l’œil s’enchantait. Aucun sentier n’y paraissait tracé : la porte du château s’ouvrait directement sur les moelleux tapis de la pelouse »566.’

Le passage attire l’attention sur la répétition proche du végétal sous deux lexèmes différents : « gazon » et « pelouse », en insistant sur le même caractère « élastique » et brillant du gazon. Cette caractéristique est reprise une autre fois par la métaphorisation de la « pelouse » en « moelleux tapis ». L’occurrence du prédicat adjectival « moelleux » fait pencher le processus métaphorique vers un sens sensuel de végétal et laisse épanouir une sensation de douceur. La verdure fraîche et onctueuse finit par enchanter l’œil du visiteur. D’ailleurs, l’enchantement s’attache au fait que la « pelouse » reste vierge : « aucun sentier n’y paraissait tracé ». L’insistance sur la virginité de l’herbe se rapporte étroitement, comme nous allons le voir, à l’histoire. Gracq insiste beaucoup sur ce fait et ne cesse durant tout le récit de répéter qu’il s’agit d’« une nature vierge »567.

Plus loin à la page 64, le vert moelleux du végétal tisse une relation subtile avec le corps féminin. L’herbe n’est plus ce gazon ras, mais des touffes aquatiques avec lesquelles flottent les cheveux de la femme. L’herbe du premier chapitre trouve ici son retentissement poétique, elle se lie fortement à Heide et à sa possession charnelle. La métaphore reste encore le meilleur outil élaborant cette image érotique :

‘« Parmi les longues touffes d’herbe qui flottaient tout près de sa tête dans les eaux de la source, il lui avait paru qu’en éclair venait s’imprimer au fond de son œil, parmi toutes les autres, une touffe indiciblement différente, sur le mouvement ondulant, la matière particulièrement soyeuse et déliée de laquelle il n’y eût pas à se tromper.[…] En un bond il fut sur pied, et contempla le corps entièrement nu de Heide. Ses cheveux flottaient en longues vagues dans la source »568.’

« Cheveux » et « herbe » sont équivalents au niveau de la catégorie sémique, les deux appellent les sémèmes : long et fin, mais ils sont en opposition au niveau de la catégorie générique. Car ils appartiennent à deux isotopies opposées : homme/Nature. Par ailleurs, le passage fait apparaître le partage égal de ces deux termes à propos des unités linguistiques « touffe(s) » et « flotter » : une fois pour chacun. L’analogie est motivée par la récurrence du syntagme nominal « mouvement ondulant » commun aux cheveux et à l’herbe et par la « matière soyeuse » de la chevelure déjà incorporée à l’élément végétal. Ainsi le texte joue-t-il un rôle dans la mise en relief du processus sensuel de l’herbe. Le fait de retarder l’apparition du comparant « cheveux » jusqu’à la dernière ligne du paragraphe laisse place au comparé « herbe » de prendre toute sa signification érotique et à la sensualité de se conceptualiser. « Flotter », « eaux », « ondulant », « soyeuse », « corps », « nu » : tous ces sémèmes instituent l’isotopie de la sensualité. Cette notion trouve enfin son étendue, lorsque la blessure est comparée à une fleur charnelle :

‘« Du sang tachait, éclaboussait comme les pétales d’une fleur vive son ventre et ses cuisses ouvertes, plus sombre que les fleuves de la nuit, plus fascinant que ses étoiles »569. ’

La floraison du motif de l’herbe depuis sa première présentation « ne résulte pas seulement », pour Henri-Marc Arfeux, « d’un imaginaire sensuel de la cruauté, elle emblématise aussi le motif de la blessure initiatique qui parcourt l’ouvrage »570. En termes plus directs, la sensualité qui est la preuve de l’imagination poétique de l’écrivain constitue un thème majeur de toute son œuvre romanesque.

Il est aussi intéressant de citer ici ce passage qui sensualise le végétal à travers la reprise d’image de la forêt-sein maternel. Celle-ci est symboliquement évoquée par le sème « berceau ». L’évocation ne manque pas d’appeler les sémèmes de l’euphorie : « soleil », « briller », « danser », « brillantes » :

‘« […] le sentier était entièrement recouvert d’un berceau serré de feuilles, à travers lequel le soleil faisait danser sur le sol un réseau mobile de taches brillantes »571. ’

L’image est concrétisée par la métaphorisation des feuilles tombées sur le sol en « berceau », symbole du sein maternel. En suivant le fil du paragraphe incluant ce passage, nous pouvons justifier l’actualisation de l’image. Le paragraphe appelle de prime abord les verbes de mouvement : « partir », « courir », « rebrousser » et « danser » qui assurent la présence rapide du sème « berceau », tout en rappelant son mouvement de balancement. Ces verbes travaillent conjointement dans le but de préparer l’esprit du lecteur à ce rapprochement étrange. Car nul rapport évident n’existe dans la langue entre les feuilles et le berceau, au contraire leur assemblage dans une structure déterminative fait penser à l’opposition de leur trait générique animé/non animé. Appartenant au domaine de l’homme, le sème « berceau » fait revenir à l’esprit l’image du fœtus balancé dans l’utérus. De ce rapprochement bizarre, la forêt s’avère comme un sein maternel. En outre, Gracq n’oublie pas de nommer tous les sémèmes nécessaires à cette évocation : « eau », « pâle soleil », en créant un effet de chaleur comparable à celui du ventre maternel. Il reste à dire que le mouvement du vent sur les feuilles est l’origine de cette métaphorisation. Une opposition se produit à partir de cette évocation, elle élabore une nouvelle caractéristique de l’écriture gracquienne. Si la stagnation de l’eau est le facteur de l’image de la mer-sein, le mouvement constitue ici le motif de l’évocation symbolique. Autrement dit, l’écriture de Gracq procède d’un rythme binaire stagnation/mouvement.

Toutefois l’occurrence de l’image herbe-cheveux à plusieurs reprise montre que la forêt au cadre marin reste pour l’écrivain le seul lieu protecteur garantissant le bonheur. Ainsi, le passage ci-dessus finit-il par une conceptualisation de notion de la sensualité : les « longues herbes grises » sont comparées à une « chevelure noyée dans l’eau ». La notion de l’immersion et celle de la sensualité se trouvent donc évoquées dans la même page, conquise par les sémèmes du corps humain et de la nature. Ce qui veut dire que ces deux notions sont fortement liées à la pensée de Gracq. Elles sont les points d’appui sur lequel se tourne son écriture poétique. L’essentiel pour nous est de comprendre l’énigme d’un tel rapprochement entre deux isotopies bien différentes l’une de l’autre (Nature/homme).

Le désir de Gracq est cosmique, les mots ne répètent que cela. Révélant la volonté de se fondre dans le monde, il est réalisé dans son œuvre par la réciprocité qui universalise l’homme et sexualise le monde. Les figures de style s’avèrent le truchement privilégié par lequel l’écrivain atteint son objectif. En raison de son rapport étroit avec le cosmos, la femme se met dans la majorité des figures en face du monde. Elle est l’être le plus proche de l’univers et de sa possession. C’est pour cela que les isotopies du corps humain et du monde sont largement évoquées dans son œuvre romanesque. En effet, l’écriture de Gracq montre un intérêt spécial porté à la vie végétative de l’homme, car cette vie constitue pour Michel Guiomar « le signe, le symbole des échanges de désirs entre l’être et l’univers, l’être et son paysage ». Cela peut expliquer la vie d’isolement en pleine nature que Julien Gracq a choisie et a accordée à ses personnages. Ce critique voit dans l’identification de l’arbre et de l’être, figure très fréquente dans les récits de Gracq, « un fait important car elle avoue cette constante réceptivité réversible où la Matière en ses éléments, étant aussi Signe, féconde et enrichit l’être de signes auxquels il répond par le Désir, dans une dialectique continue entre ce qui est offert et ce qui est reçu, par l’un et par l’autre »572. Disons que Gracq voudrait rendre l’être désiré à sa matière primitive et féconde. Il sexualise le monde par la femme et l’universalise par le monde. Nombreuses sont les images végétales ou aquatiques qui peuvent être comprises dans cette optique de désir et d’extase amoureuse et qui concrétisent la mutation entre l’humain et le non humain. A titre d’exemple, nous citons ces métaphores parues dans Un balcon en forêt : « c’est une fille de la pluie », « elle (Mona) frissonnait toute, […] comme un jeune arbre qui répond au vent avec toutes ses feuilles. Il (Grange) ne se sentait pas tendu, ni anxieux : c’était plutôt une rivière dans l’ombre des arbres »573. Vanessa n’échappe pas à ce procédé, elle se métamorphose sous la plume de Gracq en terre prête pour la culture : « Elle surgissait […] ferme et élastique comme une grève, faite pour la plante et la paume, une douce terre ameublie sous le fouet de pluie de sa chevelure »574. Ou encore à propos de Heide : « Tout son sang bougeait et s’éveillait en elle, emplissait ses artères d’une bouleversante ardeur, un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt »575. Dans Au château d’Argol, le transfert de la qualité humaine au végétal métaphorise l’arbre en un être humain assistant à la première étreinte entre Albert et Heide :

‘« Les têtes rondes des arbres émergent partout des abîmes, serrées en silence, venues des abîmes du silence autour du château comme un peuple qui s’est rassemblé, conjuré dans l’ombre »576. ’

Nous concluons que la démarche de transfert, de mutation et de communication entre l’être désiré et son univers constitue le pilier essentiel de l’écriture gracquienne. C’est pour cela qu’elle occupe une grande étendue dans tous ses écrits.

Notes
566.

Au château d'Argol,p. 13.

567.

Ibid., p. 20.

568.

Au château d’Argol, p. 65.

569.

Ibid.

570.

ARFEUX, Henri-Marc. La Présence au monde dans l’œuvre en prose de Julien Gracq. op. cit., p. 37.

571.

Au château d’Argol, p. 25.

572.

Pour ces deux dernières citations, GUIOMAR, Michel. « Images et masques du désir dans l’œuvre de Julien Gracq », in Cahier de L’Herne. op. cit., pp. 308-309.

573.

Un balcon en forêt, pp. 27, 35.

574.

Le Rivage des Syrtes, p. 677.

575.

Au château d'Argol, p. 38.

576.

Ibid.,p. 33. Nous pouvons distinguer dans ce récit d’autres exemples qui métaphorisent le végétal en terme de l’être humain. A titre d’exemple, nous citons : « des bois tristes », p. 10 ; « la risée qui courait alors hérissait sa surface comme celle d’une peau transie de froid […] Mais les arbres restèrent muets et menaçants », p. 16 ; « […] les genêts, les ajoncs, les bruyères croissaient en foule sur les landes qu’Albert parcourait », p. 20 ; « De folles végétations aux feuilles curieusement dentelées […] s’accrochaient aux pierres », p. 54 ; « Paysage sévère », p. 61 ; « le frissonnement argenté des feuilles », p. 64.