II- Métaphore minérale

Rien n’échappe, semble-t-il, au processus métaphorique visant à l’humanisation du cosmos. Gracq s’avère très vigilant à ce propos, son écriture célèbre un véritable projet de réconciliation entre l’homme et le monde. Tout objet dans son monde romanesque se trouve soumis aux lois gracquiennes de l’anthropomorphisme, le récit d’Argol parle aussi d’une description anthropomorphique du monde minéral. Le château est décrit par exemple comme s’il était humain, doté des mêmes attributs que l’homme :

‘« Du haut de ce guetteur muet » (Il s’agit de la tour).
« Ces longues et étroites fissures […] s’ouvraient dans le mur nu comme un soupirail inquiétant ».
« Un second corps de bâtiment venait former avec la façade une équerre régulier ».
« Piliers nus »577.’

Nous pouvons remarquer que les sémèmes du corps humain ne sont pas absents de la description de l’édifice. Des sèmes comme « guetteur », « muet », « nu(s) » à deux reprises, « corps » imprègnent le discours romanesque du narrateur parlant de l’architecture. L’homme et le château sont mis au même point d’équivalence, tous les deux partagent la qualité sémique /verticalité/ inhérente aux deux. Mais ils soulignent quand même une séparation au niveau générique : animé/inanimé ou plutôt humain/non humain. La rencontre de ces deux sèmes dans un procédé métaphorique réduit la différence entre eux et finit par transférer le trait générique de l’homme à l’objet inanimé. L’humanisation de l’édifice devient le résultat de cette métaphorisation. Pour cela, la tour de guet est remplacée par le syntagme nominal « guetteur muet » : le sème « guetteur » concrétise le fait de l’observation, tandis que « muet » est employé dans son signifié propre pour indiquer la mutité des pierres. Dans le deuxième et le troisième exemple, l’adjectif qualificatif « nu » est utilisé une fois au singulier et une autre fois au pluriel, en créant aussi un effet de sens, car il est mis dans un contexte linguistique non humain. Son utilisation aboutit par conséquent à célébrer la notion de nudité et à sensualiser l’élément minéral. Le processus d’humanisation du château s’achève, quand Gracq le compare à un corps humain où circule des couloirs-veines. L’objectif réel de la métaphorisation se montre clairement dans les pages qui suivent cette humanisation, comme nous allons voir tout de suite.

Notes
577.

Ibid., pp. 11-13. Le trait spécifique de l’être humain « nu » se trouve aussi collé au palais d’Aldobrandi de Maremma, ses « murs nus » rappellent à ceux du château d’Argol tout en célébrant en même temps l’érotisme résolu de cette métaphorisation. Le Rivage des Syrtes, p. 699.