1- Sexualisation de l’édifice

La perception douce et sensuelle de la plongée est confirmée encore une fois dans les pages 15 et 17 par la reprise de la même image mais sous deux figures différentes : la comparaison et la métaphore. Celles-ci parlent d’une métaphorisation du château en bateau balancé dans le gouffre de la forêt-mer et évoquent avec gaieté le plaisir sensuel produit par une telle navigation578. Nous examinons ces deux passages déjà cités :

‘« Au sortir de l’escalier sur les terrasses du château, comme sur le pont d’un haut navire engagé dans les houles, les splendeurs du soleil […] se déployaient dans leur farouche liberté. La respiration était comme arrêtée par un courant d’air frais et puissant. Les plis échevelés des hauts pavillons de soie, […] faisaient partout courir des ombres dansantes, […] Cependant la fête du soleil semblait s’étendre sur un horizon entièrement solitaire ».
« […] le dormeur à son réveil plongeait son regard malgré lui dans le gouffre des arbres, et pouvait se croire un instant balancé dans un vaisseau magique au-dessus des vagues profondes de la forêt ».’

La rencontre du château et de la forêt-mer dans une même figure ramène à l’esprit l’opposition de leur trait sémique verticalité/horizontalité et celle du genre masculin/féminin. De cette opposition se produit un rapport sexuel entre une forêt déjà métaphorisée en sein féminin et un édifice métaphorisé en mâle. Les passages-ci, parlant d’un château navigué dans une vaste étendue de liquide, n’ont pour fonction que d’élaborer la notion de la navigation et celle du plaisir sensuel. La première notion est lexicalisée par l’occurrence des sémèmes : « pont », « navire », « houles », « courant », « plongée », « gouffre », « vaisseau » et « vagues ». Le texte du premier exemple met sous nos yeux également tous les sémèmes indispensables pour l’isotopie de la volupté cosmique dégagée d’un tel rapport érotique : « splendeurs », « soleil » à deux reprises, « liberté », « frais », « puissant », « dansantes » et « fête ». Le discours métaphorique parle en effet d’un cosmos qui manifeste toutes les marques atmosphériques du bonheur. L’expansion des rayons solaires et le « courant d’air frais » rappellent le plaisir d’évoluer librement dans un espace érotisé. Si le premier exemple conceptualise la notion de l’érotisation par le moyen de la comparaison, le deuxième la concrétise à la faveur de la figure métaphorique. Le plaisir sensuel est procuré, dans la deuxième citation, grâce à la sensation d’être plongé dans le gouffre de la mer. L’exemple met sous le même niveau d’équivalence la sensation de la volupté dégagée métaphoriquement, soit d’une navigation réelle, soit d’une navigation charnelle. L’homme et le château-bateau partagent la même sensation du balancement dans un espace commun aux deux. Le parallèle entre l’homme et le château est souligné par l’occurrence du sème « balancé » placé entre les deux sèmes.

Gracq insiste beaucoup sur l’immensité profonde de la mer, car le gouffre ne l’angoisse pas comme certains poètes romantiques (par exemple Hugo). Au contraire, le gouffre, qui symbolise la femme, est lié chez lui au plaisir du mâle. D’où la sensation voluptueuse de la plongée au regard du gouffre de la forêt, il s’agit en effet d’un contact érotique avec la profondeur sensuelle. Le gouffre doit donc être compris dans une connotation positive et non négative. Cela justifie la profusion des sémèmes de la navigation dans son écriture poétique. En se rendant compte de la perception harmonieuse de l’espace marin, l’écrivain crée aussi un paysage maritime. Car ce paysage présente par excellence un cadre idéal de l’amour.

Le rapport sexuel entre la forêt et le château est actualisé dans ce récit en d’autres images :

‘« [...] la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue [...]. Elle enserrait le château comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile »579.’

La notion de sensualité est conceptualisée ici par l’occurrence du sème « enserrait » qui pousse l’énoncé vers un sens érotique. Gracq recourt dans ce passage à un jeu de mot pour évoquer cette notion. Si nous enlevons, par exemple, le préfixe « en » du verbe « enserrer », il donne à lire « serrer » qui peut réaliser le fait de l’étreinte entre la forêt comparée à un serpent et le château. Les sèmes « étendre », « demi-cercle » et « anneaux » l’interprètent bien, tout en suggérant le demi-cercle des bras au moment de l’embrassement. Le contenu de ce texte met en présence également la notion de la violence lexicalisée par les sèmes « pesamment » et « immobile ». Cela met en question l’écriture poétique de Gracq cherchant à renouer le rapport avec le monde. S’agit-il d’une écriture de volupté et de violence?

Notes
578.

La même image est reprise dans Un beau ténébreux mais avec la comparaison : « L’Hôtel des vagues appareille comme un navire pour la traversée de l’été », p. 105. Le fait que cet édifice côtoie la mer le rend, dans l’esprit du descripteur, comme un « navire » prêt à la navigation. Donner forme à cette réflexion exprime la véritable intention d’aller plonger au large qui prend un sens érotique chez Gracq. Voilà l’effet littéraire que l’écriture poétique essaie de produire de tel rapprochement anormal. Cette image souligne une autre présence dans le récit du Rivage des Syrtes : « On dirait qu’on dérive dans ces pièces trop grandes. On est comme dans un navire mal ancré », p. 699.

579.

Au château d'Argol,p. 16.