2- Métal « sanglant »

‘« La salle à manger […] était revêtue de dalles de cuivre rouge, où se voyaient sertis de miroirs de cristal quadrangulaires : une dalle de cuivre massif constituait la table, de grosses touffes de fleurs d’une rouge terne éclataient sur ces parois lisses. Les rayons jaunes du soleil couchant touchaient alors cette cuirasses de métal sanglant et en tiraient de puissantes harmonies : les masses florales d’un rouge mat y paraissaient presque des blocs de ténèbres, emblématiques d’une mélancolie solennelle et glorieuse »580.’

Ne pas nommer les objets par leur nom propre et employer des détours signifient que le discours masque quelque chose. La sémantique interprétative paraît cependant la meilleure méthode pour interpréter le texte. Car le sens « n’est jamais un donné, mais une construction, la caractéristique fondamentale des langues naturelles étant la polysémie des signes, l’ambiguïté des phrases, la plurivocité des textes »581. Ainsi la sémantique postule un double sens, le sens caché semble préféré à l’autre, parce qu’il répond à un choix. C’est le cas de ce passage où le sème « Sanglant » se trouve dans un contexte linguistique non propre, c’est-à-dire incompatible avec son signifié littéral. Car le métal ne saigne pas. En réalité, il n’y pas de rapport juste entre les sèmes « métal » et « sanglant », c’est le texte qui établit ce lien, en profitant de l’occurrence du sème « rouge », couleur réelle du cuivre dans ce récit. La rougeur, trait sémique inhérent au sang mais afférent au métal, devient donc l’objet du transfert sur lequel s’établit la métaphorisation du métal en blessure saignante. Une question se pose ici : pourquoi la tournure s’effectue-t-elle sur le vocabulaire de l’écrivain dans ce moment précis du récit ? A l’évidence, le changement apparaît sur le discours diégétique de l’écrivain, lorsqu’un contact direct est réalisé entre le soleil couchant et ce métal. Ce contact brusque aboutit immédiatement à une substitution de sens. Le métal semble au descripteur « sanglant », non pas par l’effet des lumières solaires qualifiées déjà dans le texte du « jaunes », mais à cause de la fissure que cette caresse fait sur le métal « lisse ». Les sèmes en jeu sont : « rouge » à trois reprises, « éclataient » et « sanglant ». La conceptualisation de la « blessure » sur « la paroi lisse » réapparaît dans la page 88, quand Herminien la sonde avec un gros clou de cuivre, tout en cherchant le couloir secret conduisant à la chambre de Heide :

‘« […] et bientôt tous deux (Albert et Herminien) portèrent une attention bizarre et absorbante à ces coups portés sur la paroi lisse, et dont l’écho leur semblaient se répercuter comme l’atteinte aiguë d’une blessure dans les couloirs les plus lointains du château ».’

La « blessure » métallique lexicalisée par le sème « sanglant » n’est en effet qu’un signe d’alerte d’une autre réelle : celle de Heide qui est aussi associée à des fleurs pourpres. En revanche, le texte nous parle d’une double sensation contradictoire malheur/joie. Liée à une catastrophe humaine, la première est interprétée par les sémèmes : « terne », « sanglant », « ténèbres » et « mélancolie », tandis que la deuxième n’est que le fruit récolté d’un contact sensuel. La sensualité est encore présente par les sémèmes : « lisses » soulignant une présence forte dans ce récit, « solennelle » et « glorieuses ». Le discours métaphorique permet donc une adéquation avec la réalité du texte plus importante que le discours littéral. Le choix des expressions figurées ne révèlent pas seulement un trait essentiel de l’écriture poétique de Gracq, mais doit correspondre à une situation donnée dans le récit.

En annulant le palier du mot et même de la phrase, l’approche sémique met l’accent sur le palier du texte qui permet de préciser le contenu opératoire des mots sollicités et d’atteindre l’objectif du processus métaphorique. Grâce à l’interaction de mots et à la présomption d’isotopie, le sens du texte se dévoile et les images poétiques se dégagent. Parler des images poétiques dans l’œuvre romanesque de Gracq nous entraîne à l’image picturale, considérée également comme un moyen pour dire l’intrigue. Celle-ci résulte, contrairement à l’image poétique produite par la figure, des parcours dynamisants de la lecture. Voilà notre tâche du chapitre suivant qui va révéler une autre caractéristique de l’écriture gracquienne.

Notes
580.

Ibid., p. 14.

581.

DETRIE, Catherine. op. cit., p. 104.