3- Métaphorisation de la forêt en édifice

Après avoir célébré l’image de la forêt-mer, un changement s’opère sur le discours figural de l’écrivain. Gracq parle, dans le chapitre 6 intitulé « La chapelle des abîmes », d’une forêt abri. Toute sa puissance créatrice est alors mise au service de cette nouvelle élaboration. Il n’oublie pas non plus d’emprunter ses matériaux aux composantes fondatrices de l’architecture. Ainsi le texte paraît comme une exposition des objets de l’habitation. Nous nous intéressons ici à relever les figures qui métaphorisent le lieu naturel en habitat. Nous sommes aussi curieux de savoir les raisons pour lesquelles Gracq change la visée de son discours. En deux pages et demie, plus précisément au début du chapitre, le romancier répète la même figure métaphorique mais avec une nuance très légère, tout en variant l’objet du transfert :

‘« Ces gorges dangereuses, ces rochers escarpés, voilés par les rideaux épais des bois, attirent son âme tourmentée. […] Autour d’Albert, les hautes murailles de la forêt sourcilleuse semblaient dévorer une partie considérable du ciel, […] Mais, au-dessous de cette symphonie grandiose, au ras des eaux tout était silence et douceur à l’abri du rempart impénétrable des arbres, entre lesquels s’élevaient de la rivière des colonnes d’une transparente et immobile fraîcheur. Tantôt la rivière […] éclatait à l’œil en larges plages lumineuses et scintillantes, et elle se resserrait en un étroit couloir entre de hautes murailles végétales, au sein desquelles elle paraissait s’échapper avec la fluidité d’une huile noire et verte, et s’adapter à la couleur sombre de ces parois profondes avec la malignité d’un piège naturel, […] Les colonnades réfléchies des arbres s’ordonnèrent comme de lourdes tours, lisses et lustrées comme le cuivre, […] Les rideaux des arbres se déchira sous l’eau »582.’

Le contenu de ce passage est caractérisé par l’opposition de deux isotopies génériques entrelacées, constituées par la récurrence des sèmes de la Nature et de l’architecture. Tous les autres sémèmes du contexte se trouvent également compatibles avec ces deux isotopies. Si à la première appartiennent les sémèmes « bois », « forêt », « eau(x) » à deux reprises, « arbres » à trois reprises, « rivière » à deux reprises, « végétales » et « verte », la deuxième comprend les sémèmes « rochers », « rideaux » à deux reprises, « murailles » à deux reprises, « abri », « rempart », « colonnes », « couloir », « paroi », « colonnades » et « tours ». En effet, le texte met sous nos yeux plusieurs métaphores fondées toutes sur la caractérisation du comparé de la vertu spécifique du comparant. Dans tous les exemples, la qualité est transférée de l’inanimé à l’animé. Nous lisons à titre d’exemple le bois en terme de rideaux épais ; forêt-hautes murailles ; arbres-abri du rempart ; colonnes transparentes reflétées dans l’eau, hautes murailles végétales, parois (dans ces trois derniers exemples, il s’agit des arbres : le comparé est effacé des phrases au seul profit du comparant.) ; rivière-étroit couloir ; arbres-colonnades réfléchies : cette métaphore est renforcée par une comparaison dont le comparant est « lourdes tours » ; arbres-rideaux. Si nous voulons mettre la lumière sur le fonctionnement de ces métaphores, nous trouvons qu’elles sont du type déterminatif. Elles procèdent ainsi : soit de façon mot métaphorique + prédicat adjectival + la préposition « de » + mot normal, soit prédicat adjectival + le mot métaphorique + la préposition « de » + le mot normal, soit in absentia. La présence de la préposition « de » s’avère nécessaire, car c’est elle qui assure l’articulation entre le déterminé et le déterminant, c’est-à-dire la cohésion de l’énoncé, même s’il n’y a pas de rapport logique entre les deux lexèmes comparés. Quant à l’adjectif, il exprime une position de choix. Tout cela renforce la fonction du processus métaphorique qui dirige le mouvement discursif du texte vers l’élaboration vraisemblable d’une forêt-édifice.

Malgré l’opposition apparente dans la langue entre ces deux sèmes Nature/architecture, Gracq crée une analogie entre eux. Nous nous préoccupons maintenant de dégager les sèmes spécifiques et non génériques permettant la juxtaposition de ces deux isotopies. Un examen rapide du texte nous montre la récurrence de la métaphore arbres-murailles sous des aspects différents : arbres-colonnes, colonnades, paroi ou tours. Certes l’arbre et le muraille sont opposés au niveau des catégories sémiques : animé/non animé, naturel/artificiel, ancien/moderne, mais ils soulignent une équivalence sur la qualité sémique /verticalité/ inhérente à « arbre » et à « muraille ». Cette qualité est actualisée par le lexème « hautes » deux fois répété. Son antéposition au substantif procède d’un choix d’écriture et répond à un désir de mise en valeur mais sans perdre son sens objectif. Quant à sa fonction, l’adjectif contribue à ajuster et à jumeler les deux pôles de la métaphore liés par la préposition « de ». La métaphorisation de la forêt en abri est conceptualisée encore, lorsque les arbres deviennent cette fois-ci des rideaux épais. Cette métaphore qui ouvre et clôt le texte met en présence le sème : obscurité (effet commun produit de la densité des arbres et des rideaux épais). Cette qualité est intensifiée par la présence des sémèmes : « noire », « sombre », « profondes » et « lourdes » qui ont tous pour fonction de créer le même effet de sens. Nous sommes aussi sensible de citer la métaphorisation de la rivière en « un étroit couloir » enserré entre « les murailles des arbres ». Chaque élément de la nature se trouve transformé par le langage du romancier en un composant d’architecture, comme si la nature devenait un véritable édifice. Enfin, l’image de la forêt abri est actualisée, quand Gracq recourt au syntagme « abri de rempart » pour l’incorporer explicitement à la forêt, en la rendant sensuelle. La perception de la sensualité est mise au jour à la faveur de la fréquence des sèmes : « douceur », « fraîcheur » et « silence ». Cependant l’évocation de la sensualité met en cause le processus métaphorique, le lecteur s’interroge sur l’essentiel d’une telle évocation. Nous avons déjà mentionné que l’image de la forêt-mer actualise chez Gracq l’image de l’immersion. Elle occupe d’ailleurs une grande partie du récit. Et maintenant apparaît l’image de la forêt-abri dont la célébration est accompagnée aussi de la même sensation de douceur et de fraîcheur. L’affrontement de ces deux images donne naissance à celle du sein-abri. De ce fait, le sein féminin s’avère le seul lieu abritant. Une question tout à fait logique s’impose ici : la femme devient-elle le lieu de la quête de Gracq ?

Notes
582.

Au château d’Argol, pp. 50-52. C’est nous qui soulignons les syntagmes dans ce passage.