III- Sensualisation du monde, sensualisation de la page

Dans la dernière page du deuxième chapitre intitulé « Le Cimetière », l’ultime paragraphe sollicite notre attention par le fait que le mot « Heide » le préside. L’onomastique se trouve en effet au milieu de la page 27, tout en donnant l’impression qu’il s’agit d’un titre. Cette disposition répond, croyons-nous, à un véritable désir de lui attribuer un titre pour qu’il soit distingué des autres paragraphes. La singularité de ce paragraphe composé de vingt deux lignes est redevable à son contenu et à son aspect formel qui parviennent à conceptualiser métaphoriquement et en calligraphie la sensualité. Nous nous arrêtons tout d’abord sur le processus métaphorique qui sensualise le monde :

‘« Un énorme nuage naviguait alors avec lenteur au-dessus des espaces de la mer […] Il semble s’avancer un moment vers le fond de la baie, puis, suivant une courbe solennelle, parut virer dans la direction de l’est, faisant alors admirer le contraste qui se déployait, comme sur une voilure aérienne, entre son ventre bombé, d’un blanc pur et éblouissant et les profonds golfes d’ombre qui paraissaient s’ouvrir dans son sein »583.’

La métaphore consiste ici à métamorphoser le monde extérieur (y compris le ciel et la terre) en un ventre. Aucun rapport normal n’existe bien sûr entre ces deux sèmes « ventre » et « monde », mais l’imaginaire créatif de l’écrivain voit le monde à l’image du ventre. En profitant de la fonction poétique de la langue, Gracq crée un lien entre eux et propose une recomposition sémique excluant ou incluant des sèmes qui conserve au moins un élément commun. Celle-ci conduit par conséquent à épuiser les différences entre les deux sémèmes et à élaborer une nouvelle réalité. C’est pourquoi les isotopies de l’homme et du cosmos se trouvent vigoureusement fusionnées, l’une substitue à l’autre. La métaphorisation est concrétisée ici, lorsque le descripteur appelle la ligne courbée du ciel « ventre bombé » et la profondeur d’abîme « sein ». Ainsi le monde paraît-il à l’image de la partie intérieure du tronc : le ciel correspond à la paroi abdominale et la terre à la cavité de l’abdomen, c’est-à-dire au sein. En tenant compte de l’importance de la profondeur, Gracq fait appel aux sèmes « baie », « fond », « profonds » et « golfes » et éveille à l’esprit l’image du gouffre-femme. Le texte nous informe ensuite qu’Albert est plongé dans ces deux parties charnelles du monde. L’appel à l’isotopie de la navigation en témoigne : « baie » à deux reprises, « naviguait », « mer », « liquide », « vaisseaux », « navigation », « golfes », et « grèves ». Tous ces sèmes servent de base pour évoquer une navigation érotique implicitement évoquée au sein du monde. Nous nous demandons si cette navigation emblématique est l’indice d’une autre navigation réelle mais volontairement effacée de la narration dans le chapitre « La Chambre ». Le narrateur qui raconte l’entrée d’Albert dans la chambre de Heide garde le silence à propos du véritable but de cette pénétration. Le texte-ci dit ce que le narrateur n’ose pas exprimer. En nommant tous les sémèmes nécessaires à une telle évocation, le paragraphe parle d’un érotisme, en profitant de la sensualisation du monde au nom de la femme. La perception sensuelle est conceptualisée encore par la récurrence du sème « jouir » et l’opposition entre la blancheur charnelle et l’obscurité qu’évoque le texte. Si les sèmes « blanc » et « éblouissant » disent le charme sensuel, les sémèmes « voile », « ombre » à deux reprises, « éclipse », « nuage », « profonds » et « fond » lexicalisent le terme de l’obscurité abondamment présent que celui de la blancheur.

Nous croyons que la page du point de vue typographique contribue également à conceptualiser la notion de l’érotisme. Si nous examinons de près ce paragraphe, nous trouvons que son aspect formel donne vision d’un corps humain. Et qu’il s’agisse d’un corps de femme en raison de l’emplacement du prénom « Heide » en tête du paragraphe. Celui-ci s’avère composé de deux parties séparées d’un espace blanc. La partie supérieure, composée par l’onomastique comme titre, peut incarner la partie supérieure du corps humain : la tête. Le blanc qui la sépare du tronc représenté par le paragraphe lui-même semble indispensable pour suggérer cette vision. Il fait songer à la blancheur charnelle (évoquée par les mots du texte). Or le fait que le prénom d’« Albert » soit le seul cité dans ces courtes lignes peut signifier que ce personnage plonge dans la cavité du corps féminin. La page elle-même et le texte présentent, pouvons-nous affirmer, une autre preuve de l’amour non exprimé par la narration.

Notes
583.

Au château d’Argol, p. 27.