Chapitre 2
Picturalité de l’écriture spatiale de Gracq

Aspiration vers une écriture picturale

Questionner l’art pictural dans l’œuvre romanesque de Gracq nous appelle à chercher l’origine de ce dialogue serré né entre le texte littéraire et l’image visuelle. Le rapport de la littérature et de la peinture n’est pas récent, puisque les genres romanesques et poétiques connaissent en peinture depuis longtemps une bonne source d’inspiration. Des poètes (comme Baudelaire et René Char) et des romanciers (Balzac et Proust) ont, chacun à leur manière, réfléchi et interrogé les œuvres des peintres. La description d’un tableau demeure très fréquente non seulement dans la littérature moderne, voire dans celle de l’époque classique. En revanche, le Moyen Age connaît la pratique de l’illustration et de l’enluminure. Nous remarquons que le dialogue de l’écriture et de la représentation nourrit constamment les créations littéraires et picturales de toutes les époques. Des peintres s’inspirent réciproquement des textes écrits religieux (la Bible) ou littéraires. Si la littérature choisit la parole et les signes graphiques comme moyen de dire ou de communiquer, les couleurs et les dessins sont celui de la peinture. L’art de la représentation porte également un message, mais il le délivre en silence. Parole et Dessin deviennent donc les moyens d’expression de ces deux arts créés par l’homme. L’écriture, en tant que moyen lisible de l’expression utilisé par les littéraires, devient aussi celui de la peinture. Des peintres et des poètes utilisent les lettres pour dessiner; nous citons par exemple Les Calligrammes de Guillaume Apollinaire. À l’instar, des écrivains essaient, par le biais de leur plume, de faire parler le silence expressif de l’image picturale, en la décrivant ou en la commentant. Le silence est rendu lisible. En d’autres termes, l’écriture devient l’outil de communication et d’épanouissement de la peinture, de sorte que la littérature apparaît comme l’espace de son expansion. De même, la peinture s’avère parfois un moyen d’expression pour la littérature. La subjectivité et l’objectivité se transcendent dans le mot et la phrase comme dans la couleur et le dessin pour faire du texte un véritable tableau. Un échange s’établit, pouvons-nous dire, entre les deux arts. Le pictural n’est plus un objet de commentaire, il se met également à la disposition des écrits romanesques ou poétiques. Par là, il participe, selon Liliane Louvet, à « une économie critique qui, partant de l’image, pourrait conduire à rendre compte autrement de la littérarité d’un texte »584.

Ainsi un rapport de conformité plus ou moins valable est-il créé entre le texte et l’image. Les deux se chargent du sens mais de manière différente. Par opposition à l’écriture, la peinture ne se sert pas de signes linguistiques dits abstraits. Le peintre utilise des éléments de base du travail pictural dont la combinaison devient un vecteur de signification. Ce qui veut dire que le travail de l’artiste consiste, comme celui de l’écrivain, à sémantiser la matière artistique. D’où la vogue moderne conduite par les écrivains et les poètes vers l’exploitation de l’art visible. Ceux-ci utilisent dans l’objectif de faire de leur travail une œuvre vive et visuelle les composantes de cet art ; des tableaux et même des noms de peintres surgissent dans leur production littéraire. Le champ lexical de la peinture est très souvent intégré dans leurs textes. Le langage rivalise donc avec le voir. Deux tendances contradictoires mais complémentaires viennent d’apparaître. La première se penche vers la lisibilité, c’est-à-dire : rendre lisible ce qui est invisible ou ce qui est caché derrière le visible. En ce sens, la littérature devient une entreprise de dévoilement de l’art plastique. Parallèlement, la tendance de rendre visible ce qui est lisible commence à s’élargir. Nous nous demandons si c’est un retour à la formule célèbre d’Horace « ut pictura poesis ».

Notes
584.

LOUVET, Liliane. « Le Tiers pictural : l’événement entre deux », in MONTIER, Jean-Pierre. A l’œil : des interférences textes/images en littérature. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 223.