Vertus et limites du pictural

Partant de sa propre expérience, Gracq confronte dans En lisant en écrivant le travail du peintre et celui de l’écrivain, il reproche à l’art d’écrire « la lenteur dans son exécution mécanique ». Ce qui le gêne, c’est le temps perdu dans l’activité de l’écriture. D’autre part, il a mis le sien au même plan que celui du musicien : jeter les notes sur la portée lui semble comme la disposition des mots sur la page. Les deux activités exigent du temps pour mettre le travail dans son état final. D’après lui, le processus de la transcription s’interpose, par intervalles, comme un jet d’eau froide entre « l’agitation chaleureuse de l’esprit et la fixation matérielle de l’œuvre ». Par contre, le peintre et le sculpteur ne connaissent pas le temps mort dans la réalisation du travail. Voilà ce qui rend d’après lui leur travail d’un charme irrésistible. La fluidité du temps unit chez eux « le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère – circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer à chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main »585. En prenant compte de cette déclaration, nous nous demandons si cette passion exprime une inclination au pictural. Gracq veut-il faire sous le prétexte de diminuer le temps mort un tableau de sa fiction? Nous nous interrogeons aussi sur l’intérêt de la référence picturale dans son œuvre romanesque. Le pictural tient-il un rôle à jouer dans l’économie de la narration? Tout ce que nous aimons dire ici, c’est que le recours à la peinture n’est pas gratuit. Elle n’est jamais pour fonction purement esthétique, l’écrivain a bien profité de son pouvoir évocatoire pour élaborer son intrigue.

Gracq ranime la formule d’Horace « ut pictura poesis » signifiant que toute poésie est comme la peinture586. Autrement dit, il reprend ce que les théoriciens classiques ont déjà affirmé : « la peinture est une poésie muette, tandis que la poésie est une peinture parlante »587. Malgré l’écart existant entre ces deux arts, la littérature tisse des relations avec la peinture. D’après lui, la fiction est un tableau dans la mesure où « la vie » d’un roman n’est pas en soi différente de celle d’une image visuelle. Certes, le mouvement de la vie est doublé dans le cas du roman par celui de la lecture, mais l’animation « est un trompe-l’œil qui ne peut abuser fondamentalement ». Animation qui écarte et rapproche à la fois le roman de l’image figée de la toile. Ce qui renforce encore la parenté de ces deux arts, c’est qu’ils sont formés d’un certain nombre de signes capables de tramer le rapport entre leurs différents éléments. Jamais un signe dans les deux cas ne se valorise à l’écart des autres. C’est l’ensemble qui crée un sens. En tant que matière du roman, les unités linguistiques imprimées acquièrent toujours la même équivalence et créent l’« être-ensemble-le roman ». De même, le tableau, fait de quelques décimètres carrés de toile marquée de couleurs, ne vaut que par rapport au lien que tissent ses éléments entre eux. Que ce soit dans un roman ou dans un tableau, aucun des signes ne possède une valeur supérieure à l’autre. La vraie valeur se mesure par rapport aux représentations que font surgir tous ensemble ces signes. Rien ne vaut tout seul. Ce sont encore ces signes qui assurent le contact avec le spectateur ou le lecteur. La seule différence que Gracq souligne dans son essai « La littérature et la peinture » se rapporte au fait que le lien, dans le cas de la peinture, est bâti sur des éléments inertes. Des rapports de tons et de surfaces seuls interviennent entre les variables éléments du tableau. Dans le cas du roman, la vie n’est attribuée que par une assimilation abusive et instinctive au monde du réel : les personnages bougent et font bouger comme les vivants. Gracq conclut que ni « la perception », ni « l’intellection »588 n’introduisent pourtant une différence fondamentale troublant le rapport entre la peinture et la littérature.

D’après Patrick Marot, l’écriture gracquienne est composée de la parole et du silence pétrifié de l’image. Ce type d’écriture, qu’il appelle « tragique », est pourtant menacé par « l’effacement dans le silence ». La parole risque d’être silence, si elle deviendrait une pure image de soi ou serait sacrifiée au profit de l’image picturale. A savoir, deux récits de Gracq mettent en place des descriptions de tableau et de gravure. La séduction qu’opère le pictural sur lui le pousse à introduire la peinture dans ses écrits. Une telle production suffit à créer toute seule une tension dans l’espace entre « le discours et le silence, entre le désir et l’autosuffisance de l’être-soi »589. Et c’est le besoin de faire sens qui fait parler les personnages. Le privilège de l’image picturale réside dans sa puissance de provoquer chez le spectateur dès le premier regard un sentiment d’immédiat. A l’opposé, la communication dans la fiction prend en considération le facteur du temps propre à l’opération de la lecture. Pour avoir un sens complet, la lecture doit aboutir jusqu’à la dernière page. Car le jeu des mots ne s’accomplit que selon un rapport de contiguïté. La position du spectateur souligne une autre différence par rapport à celle du lecteur. Tandis que le spectateur reste figé et immobile, en contemplant le tableau, l’élément spatio-temporel détermine le rapport du lecteur à l’œuvre littéraire. En se rendant compte de cette vérité, Gracq met ses personnages en contact direct avec les tableaux. Ceux-ci sont découverts et décrits par eux. Ce qui veut dire que la description est donnée selon l’objectivation d’un regard et non pas selon un descriptif. L’objectif est de les impliquer dans l’espace pictural qui est celui de l’histoire. L’obsession de créer une véritable situation picturale entre le personnage et l’œuvre d’art d’une part, et de rapprocher le lecteur le plus possible de son texte de l’autre, semble le motif de l’insertion picturale dans le texte. Voilà un nouvel aspect de l’écriture poétique de l’écrivain.

La rencontre entre voir et décrire trouve sa place dans le texte gracquien. Rappelons-nous que le personnage de Gracq, doué d’un regard perçant, a pour tâche unique : regarder et décrire le paysage qui l’entoure. Cependant voir ne consiste pas à décrire banalement, mais à mettre en scène, à cadrer et à accorder à une telle représentation un fond solide et véritable. La description qu’il donne fournit souvent une vue totale et le met en concurrence avec un vrai spectateur. Lors de la lecture, le lecteur est envahi parfois par le sentiment qu’il est devant un tableau d’un grand artiste et non pas devant un texte constitué de signes littéralement abstraits par rapport à ce qu’ils désignent. En lisant les morceaux de la description, il ne s’empêche pas de construire des images mentales. Autrement dit, il lui est impossible de ne pas voir le paysage décrit. De ce fait, il nous paraît légitime de parler de la transformation du paysage littéraire en paysage pictural dans l’œuvre romanesque de Gracq. L’écrivain réussit à sonder le fond de ses lecteurs, en éveillant chez eux l’impression de la picturalité. L’écriture descriptive opère effectivement sur eux. A titre d’exemple, nous citons ces passages d’Un beau ténébreux et d’Un balcon en forêt :

‘« Sous le ciel gris, entre les vagues marines et les vagues de sable, c’était comme une chaussée de plain-pied au péril de la mer, le cercle enchanté d’un atoll, un instantané, sous une lumière de soufre, du passage de la Mer Rouge »590
« Une lune sauvage voguait très haut au-dessus des bois noirs ; les fumées des feux de charbonniers que le froid de la nuit rabattait et alourdissait semaient le cirque plat des bois de larges flaques cendreuses qui tournaient lentement flottées sur la nuit, et se soulevaient parfois sur leurs bords avec la molle ondulation circulaire des méduses »591

Les passages descriptifs, tellement nombreux dans l’œuvre romanesque de Gracq, prolongent en effet le processus de la lecture. En lisant, le lecteur ressent comme le romancier l’osmose de la vie et de l’art. Gracq arrive à le diriger, en lui proposant des images picturales mais fictives, des tableaux réels signés par leurs créateurs. En tant que lecteur, nous trouvons un grand plaisir à suivre l’écriture picturale de Gracq. Cela nous pousse à poser cette question : Julien Gracq veut-il faire un texte visuel, tout en distrayant le lecteur de sa lecture ? C’est-à-dire faire un livre moins à lire qu’à imaginer ses tableaux créatifs. En examinant attentivement son texte, nous trouvons qu’il est riche en éléments d’art plastique, notamment la couleur et la lumière. La description du paysage (sujet cher aux peintres) nourrit abondamment son écriture, au point que certains critiques vont plus loin, en le nommant « peintre paysagiste »592. Par ce type d’écriture qualifiée de visuelle, le romancier rapproche le lecteur de son texte. A l’évidence, le romancier procède par l’usage de plusieurs techniques dans le seul but de rapprocher son image verbale de l’image visuelle de l’artiste. Outre le retour à certaines œuvres d’art, il imprègne son texte par le lexique pictural. Son texte littéraire s’alimente également de différents moyens artistiques : tableau, portrait, estampe, gravure, musique, opéra peuvent surgir dans sa fiction romanesque. En évoquant l’art, l’écriture inscrit la peinture ou la sculpture dans la chaîne évocatoire du récit. L’évocation du pictural ne se réduit jamais au côté esthétique, elle a une fonction évidente dans la trame de l’histoire. Cependant, le recours à la représentation visuelle met en cause la langue en tant que moyen d’expression. L’image picturale se substitue désormais à la parole en raison de son pouvoir d’entretenir avec son objet un rapport analogique, tandis que le système de la langue impose au locuteur la valeur symbolique de ses signes linguistiques.

Pour renforcer l’effet de la picturalité, le texte gracquien se montre aussi riche de diverses données linguistiques qui lui accordent sa forme. Description, métaphorisation, symbolisation, condensation constituent la texture de l’œuvre fictive. Pour Bernard Vouilloux, « l’écriture quand elle atteint une certaine qualité d’intensité, l’énargéia presque par laquelle les anciennes rhétoriques prétendaient que la parole rivalise, en ses effets sur la phantasia, avec ceux que produisent à nos yeux les choses visibles »593. En ce sens, l’écriture gracquienne devient une représentation picturale rivalisant avec la figuration d’un tableau. Il nous semble aussi nécessaire d’étudier dans ce chapitre les différents procédés qui permettent de rendre picturale l’écriture de Julien Gracq.

Notes
585.

GRACQ,Julien. En écrivant en lisant. op. cit., p. 556.

586.

BERGEZ, Daniel. Littérature et peinture. Paris : Armand Colin, 2004, p. 5.

587.

Ibid., p. 6.

588.

GRACQ, Julien. En écrivant en lisant. op. cit., p. 559.

589.

MAROT, Patrick. « Plénitude et effacement de l’écriture gracquienne ». Dans Julien Gracq 1. 1991, Une écriture en abyme. Paris : Lettres modernes, pp. 128-131.

590.

Un beau ténébreux, p. 121.

591.

Un balcon en forêt, p. 53.

592.

Franz Hellens. op. cit., p. 225.

593.

VOUILLOUX, Bernard. « Le Tableau dans la crypte ». Dans Julien Gracq 2. 1994, Un écrivain moderne. Paris : Lettres modernes, p. 201.