I- La peinture: modèle d’écriture

1- La technique du cadrage

1-1 Le cadre quadrangulaire

L’analyse d’un texte littéraire à partir du pictural exige une connaissance préalable des techniques picturales qui aident à élaborer l’énergie visuelle du texte. C’est pour cela qu’il nous a fallu compléter notre bagage culturel par la recherche de l’histoire de la peinture et de ses procédés. En effet, l’étude de cet aspect nécessite une recherche approfondie dans le domaine du pictural. Partant de cette base, nous arrivons à nous rendre compte de la picturalité du texte gracquien. Liliane Louvel est du même avis, pour elle :

‘« Il s’agit de partir de la pratique picturale, de l’histoire de l’art, des théories esthétiques et phénoménologiques, pour voir ce que cela apporte au texte littéraire, lui qui a été in-formé, moulé sur l’esthétique visuelle. Il s’agit d’appliquer la théorie de la peinture à la littérature »594.’

La mise au point de l’écriture picturale de Gracq ne consiste pas uniquement à examiner les œuvres d’art citées dans ses écrits, mais aussi à prendre en considération toute technique de style apte à évoquer un tableau imaginaire. Notre intérêt se porte, en l’occurrence, au cadre qui peut illustrer un point de vue, une place de l’œil et du corps par rapport à l’objet regardé. Autrement dit, il s’agit de voir de près comment l’écriture de Gracq se structure en fonction de la peinture. Nous nous intéressons également aux raisons pour lesquelles cet art devient le modèle intérieur du style gracquien. Les exemples que nous allons aborder dans le sous-titre ne parlent pas d’une écriture sur la peinture, c’est-à-dire de l’ekphrasis, qui veut dire la description d’une œuvre d’art dans l’œuvre littéraire. Ce qui nous importe ici, c’est d’élaborer l’écriture qui désigne, par ses caractères stylistiques, son référent comme de nature picturale. Multiples sont encore les exemples qui constituent implicitement la scène qu’ils décrivent en tableau imaginaire. Ce type de tableau peut être convoqué tout simplement soit par un effet de titre, c’est le cas d’Un balcon en forêt ou Le Rivage des Syrtes, soit par un effet de cadrage. La fenêtre tient par excellence ce rôle :

‘« Accoudé à ma fenêtre, cet après-midi, je prenais pour la première fois conscience de ce qu’il y a d’extraordinairement théâtral, dans le décor de cette plage. Cette mince lisière de maisons, qui tourne le dos à la terre, cet arc parfait rangé autour des grandes vagues et où l’on ne peut s’empêcher d’imaginer la mer forcement plus sonore – ce brouhaha oscillant des marées qui tantôt fait fourmiller la plage et tantôt la vide »595.’

Tout appelle le regard par cette ouverture sur le dehors. En fixant les yeux vers le paysage maritime, le spectateur en donne, grâce à la fenêtre, une vision isolée. Le rôle de la fenêtre semble apparent : entourer le paysage littéraire, pour le séparer, par un cadre quadrangulaire à la manière d’un tableau réel. Jouant sur le cadre, Gracq engage non seulement son personnage dans le tableau fictif de la plage, voire son écriture dans la peinture. Si la scène apparaît mouvementée, le plan est fixe. En effet, le cadre impose au personnage un cheminement de regard qui mène à cette lisière de maisons et à cette plage. Par ce dispositif fondateur propre au cadre, le personnage se trouve conduit à faire l’expérience d’un vis-à-vis ou d’un face-à-face du tableau. Ainsi, le tableau se manifeste-t-il ici comme le fait de la bordure. Selon le point de vue de Bernard Vouilloux, « le tableau est constitué non seulement par le plan de la toile (contenus de représentation, facture, couleur…), mais aussi par ce qui le borde, le cadre, et qui le prolonge en direction de sa face aveugle : appartenant à la fois au tableau et au monde, le cadre est cette limite où finit et commence l’œuvre »596. Le dessein entendue de l’écrivain est sans doute : créer l’effet simultané d’un tableau que la langue lui refuse normalement à cause de sa linéarité. Le regard se transforme d’un simple acte d’observation en une contemplation et en un recueillement de signes.

L’incipit d’Un balcon en forêt raconte aussi le trajet de Grange qui se sent pris en regardant le paysage de la Meuse à travers la portière du train :

‘« […] un vent cru, déjà coupant dans la fin d’après-midi d’automne, lui lavait le visage quand il passait la tête par la portière. La voie changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts faits d’une seule travée de poutrage de fer, s’enfonçait par instants dans un bref tunnel à travers le col d’un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la gorge s’était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries ».’

Et plus loin, nous lisons :

‘« Il ouvrit les fenêtres toutes grandes et s’assit sur une malle complètement dégrisée. […] il tira le lit contre la fenêtre ouverte. La flamme de la bougie vacilla avec le lent courant d’air de la rivière ; entre les chevrons du toit, on apercevait les lourdes dalles de schiste de la Meuse, d’une étrange couleur lie de vin. »597.’

Loin de l’effet du titre, le tableau imaginaire est formé ici du seul référent du texte, il résulte d’un effet de cadrage qu’instituent la portière dans la première citation et la fenêtre dans la deuxième. Autrement dit, le cadre est constitué cette fois-ci par le tour de la portière et celui de la fenêtre ouverte sur l’extérieur. Si la peinture semble n’exister pour le regard que dans les limites de son cadre, le paysage pictural de la fiction gracquienne ne prend forme, dans la plupart des cas, qu’à travers la bordure d’une fenêtre. Celle-ci délimite dans le visible la jointure entre représentation et non représentation, en manifestant un espace qui entre directement dans le champ de vision du héros. Telle apparaît la fonction du cadre : arrêter l’expansion du contenu, encadrer pour séparer. En effet, la technique de l’encadrement est constamment élaborée dans l’écriture fictionnelle de l’écrivain. Nous savons bien que son personnage manifeste un intérêt exceptionnel à se mettre devant des fenêtres ouvertes. La reprise de la position met en évidence ce procédé. L’effet produit devient fantastique et donne lieu métaphoriquement à une image picturale du paysage vu par le cadre de la fenêtre ou des vitres du train. Certes, le passage du train en plusieurs endroits montre de multiples représentations, mais à chaque déplacement correspond une vision isolée. L’objectif de Gracq se montre clair dans l’intention d’encadrer, à l’instar d’un peintre, le paysage, par là il réalise un effet de totalisation. Son écriture semble de même avoir pour fonction de ressaisir, comme dans un tableau, l’ensemble des représentations différentes. Encadrées encore par l’état statique d’une vision, celles-ci s’apparentent beaucoup plus à une succession d’images. Nous pouvons dire que la technique picturale a la faveur d’accorde à l’observateur une vision totale du monde. Il est sûr que le réel se caractérise par la diversité comme le montre le trajet en train. Mais, la plume gracquienne essaie de l’unifier en essence stable comme dans une toile. Le haut et le bas, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur se trouvent tous réunis dans ce petit espace fait de quelques centimètres carrés en noir. Le pictural s’avère comme un moyen favori permettant à Gracq de réaliser le projet surréaliste de la conciliation des contraires. Cela explique peut-être la préférence accordée à cet art de la part de l’écrivain.

C’est toujours à partir du cadrage, du point de vue et de la construction par le regard que le tableau imaginaire peut surgir dans l’œuvre romanesque de Gracq. L’écriture du pictural, expression de Daniel Bergez, fournit dans Au château d’Argol un autre exemple de ce type de tableau dit fictif :

‘« […] et par cette échancrure triangulaire on apercevait une anse marine ourlée d’écume, et bordée de grèves blanches et désertes. Cette mer où l’on n’apercevait pas une voile étonnait par sa parfaite immobilité : on eût dit une touche de peinture d’un bleu profond. Au-delà de cette échancrure, la chaîne basse qu’Albert avait aperçue de la route venait cacher les falaises, et là commençait un paysage vallonné aux formes vigoureuses et nues, où l’arbre manquait toujours complètement. De grands marais aux couleurs grisâtres s’étendaient au pied des derniers versants jusqu’à l’horizon de l’est »598.’

Par sa position (debout, privé de tout mouvement), le contemplateur réussit à cadrer le paysage par le cercle de ses yeux. La vision qu’il donne compose des représentations organisées par des plans étagés en perspective (de l’« anse marine » à la « chaîne basse »). Grâce à la locution prépositionnelle « au-delà de », le lecteur peut comprendre qu’il s’agit d’un paysage étagé. Quant au discours qui rapporte le paysage vu, il s’incline vers des termes utilisés à la fois en peinture et en description. L’émergence des vocables tels que : « blanches », « désertes », « touche », « peinture », « bleu profond », « couleurs », « grisâtres » et « horizon » confirme la mise en tableau littéraire. Le texte précise ensuite que c’est l’immobilité parfaite de la surface marine qui rappelle au regard la référence picturale. Devant la scène vue du haut de la terrasse, le narrateur-spectateur s’imagine devant « une touche de peinture d’un bleu profond ». Tout se passe comme s’il subissait un effet de vision arrêtée due à l’absence de toute voile et à l’immobilité de la mer. Son regard arrive, par conséquence, à figer le paysage marin en signe pictural. La puissance créatrice de l’écrivain se manifeste à travers cette écriture, transformant l’échancrure triangulaire en un pan pictural. Au lieu de reprendre le lexème « mer », le romancier-peintre fait appel à un signe pictural « bleu profond ». Le bleu-ci a une valeur monochromatique ; il est aussi bien celui d’un pinceau que d’une plume de l’écrivain. De ce fait, l’écriture du récit argolien peut être considérée comme une mise en abyme par l’intermédiaire d’un tableau fictif.

Le bleu marin n’interpelle pas seulement le guetteur du paysage d’Argol, mais avec lui également le lecteur, qui s’interroge sur l’appel brusque de tel signe monochrome dans la structure de ce passage. Outre sa valeur poétique et esthétique, la couleur qui arrête le regard du personnage cache quelque chose derrière elle. En d’autres termes, le tableau littéraire ne délivre pas seulement en clin d’œil le visible mais aussi l’invisible. Il sert ici de support pour la mort annoncée métaphoriquement dans le chapitre qui le suit « Le Cimetière ». C’est dans ce chapitre que l’admirateur du paysage marin découvre le cimetière tout proche de la mer. Nous pouvons dire que la mer est utilisée dans ce passage du livre comme un arrière-plan d’un tableau dont le premier plan est le cimetière.

À la manière d’une toile, le paysage contemplé produit un effet d’ensemble. Cela explique la fascination du regard devant cette scène qui lui révèle sa picturalité. Marc-Henri Arfeux rapproche ce passage du célèbre tableauLa Bataille d’Alexandre du grand maître allemand Albrecht Aldtdorfer datant de 1529. Pour lui, le tableau fictif et le tableau réel soulignent un trait commun se rapportant à la couleur bleue. En plus, les deux offrent un paysage panoramique et présentent une série d’arrière-plans sauvages où la forêt et la montagne constituent un paysage purement imaginaire. Gracq réussit donc à créer chez ses lecteurs une impression de picturalité qui les rend capables de comparer l’écriture avec la peinture.

À l’instar du peintre qui prétend montrer, par le biais de son pinceau, l’extension sans limite du paysage, Gracq s’occupe de célébrer l’immensité incommensurable de l’espace. Si son personnage-spectateur se montre pris par l’attraction du paysage démesuré, son lecteur est impressionné par la description minutieuse du paysage, au point qu’il croit regarder, par le biais des yeux du spectateur, un tableau imaginaire. La description n’est jamais banale, au contraire Gracq exploite toutes les ressources de l’hypotypose. Plus qu’une toile qui donne en une fois la représentation d’une totalité infinie, la description littéraire étonne aussi le lecteur par sa précision. Ce dernier se sent parfois immergé dans le détail, le temps de la lecture accentue chez lui le sentiment d’un espace infini présenté en une succession de plans. L’écriture est encore chargée des termes célébrant l’incommensurabilité de l’espace. Nous lisons par exemple à la page 15 qu’« à une distance qui paraissait à l’œil infinie, la vallée en s’élargissant venait percer le revers d’une ligne de falaise qui dessinait l’horizon ». Voilà un autre trait commun soulignant une parenté entre l’écriture picturale de Gracq et la peinture. Le contexte réel disparaît pour laisser place à celui de la figuration.

Notes
594.

LOUVET, Liliane. op. cit., pp. 225-226.

595.

Un beau ténébreux, p. 131.

596.

VOUILLOUX, Bernard. De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq. Genève : Droz, 1989, p. 95.

597.

Un balcon en forêt, pp. 3, 6.

598.

Au château d’Argol, p. 16.