2- Illusion du pictural

Le journal de Gérard dans Un beau ténébreux offre un autre exemple de l’écriture picturale de Gracq. La picturalisation du texte littéraire se manifeste cette fois-ci non pas par le biais de la couleur ou celui de la sculpture, mais par un dispositif comparatif avec un tableau inconnu. Aucune indication n’est donnée ni sur le peintre ni sur le titre du tableau. C’est en effet la qualité de la scène vue qui inspire au narrateur la comparaison :

‘« Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contre sens du courant de la fourmilière. Très désœuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? Dans les paysages vrais tout autant que dans les tableaux continuent ainsi à m’intriguer ces flâneurs de la méridienne ou du crépuscule, qui dans un angle crachent, lancent un caillou, sautent à cloche-pied ou dénichent un nid de merle, et rembrunissent parfois tout un coin du paysage d’une gesticulation aussi ininterprétable que possible »610.’

Puisque l’image chez l’écrivain est essentiellement la peinture, sa plume prend en charge une description qui doit donner l’équivalent du visuel. Les mots comme les touches de la peinture se précipitent pour donner une image picturale. Gracq ne s’inspire pas en l’occurrence des tableaux qui existent dans un musée ou dans une galerie. Au contraire, il invite son lecteur à donner consistance à un tableau littéraire fait de son imagination ; un tableau que personne n’a vu ou n’a peint. Un tableau unique surgit exceptionnellement dans la texture de ce récit. Cette tentative rapproche Gracq de Victor Ségalen qui, selon André Billaz, change dans son livre Peintures le rapport de la littérature et de la peinture. Il s’agit chez lui comme chez Gracq de ne pas « donner, par écrit, l’équivalent de ce qu’on pourrait voir si l’on était devant le tableau, mais d’évoquer des peintures imaginaires, ou, si l’on préfère, d’organiser l’écriture de telle façon qu’il y ait visualisation de l’écrit »611. Partant de l’écriture et de l’écriture seule comme travail sur et à partir des mots, Gracq fait de son texte un tableau imaginaire. Sans le support d’un tableau réel, il crée par le moyen des mots une image visuelle, tout en mettant dans les mains du lecteur un tableau accessible. Nous nous demandons si l’écrivain tend à restituer à la littérature les droits de la peinture ou si c’est l’obsession d’écrire quelque chose qui se rapporte de près ou de loin à la peinture. Par ce fait, Gracq exalte la puissance du langage et de l’écriture.

Contrairement à la gravure d’Amfortas et au portrait d’Aldobrandi, la référence picturale dans ce passage n’est ni vue ni touchée. Elle reste uniquement attachée au système culturel du sujet qui regarde le paysage. Ce qui veut dire qu’elle n’entre pas dans l’univers diégétique du récit. Sa présence contribue à créer un effet pictural au cœur de la description littéraire. C’est pour cela qu’elle n’occupe pas le premier plan du discours. Elle reste incidente au plan de la narration, car elle est soumise à une visée subjective. La priorité est accordée dans ce texte à la description de la plage de Kérantec et à la promeneuse dont l’apparition préside le tableau. Le rapport avec le pictural est motivé par l’outil de la comparaison « tout autant que » qui permet l’insertion de l’énoncé métapictural dans la narration. La motivation mène, par conséquent, à faire du paysage décrit un tableau. En d’autres termes, les choses vues par Gérard migrent, à la faveur de la comparaison, de la réalité à la peinture. L’outil comparatif qui réalise la transmission a le privilège en plus de mettre l’objet réel et l’art sur le même plan d’équivalence, c’est-à-dire que les deux éléments de la comparaison sont liés par une relation d’égalité. Ils ne sont pas subordonnés l’un par rapport à l’autre. Ainsi le lecteur se sent transporté du lisible au visuel. Outre que le pictural accorde au texte une propriété poétique, son apparition au début du journal exprime un goût particulier pour la peinture. Il renforce la certitude de l’inclination de l’écriture vers le pictural. Son rôle essentiel est de produire une référence plastique dans la texture des phrases plutôt que de rapporter la peinture à l’objet réel. Ce qui se décide à travers lui, « ce n’est pas la pertinence du rapprochement – la vérité de l’assimilation –, mais sa légitimité ». « Le narrateur en tant qu’instance représentante de la production textuelle restitue (voit Bernard Vouilloux) à la référence sa pertinence, il la motive et prépare son intégration au contexte ; le narrateur en tant qu’instance représentée au sein de l’univers diégétique désigne le leurre constitué par le rapprochement. De ce fait, la légitimité du rapport entre le réel et le pictural se trouve dénoncée dans l’instant même où elle est énoncée »612. Dans le journal de Gérard, la légitimité du pictural est assurée par ce type d’écriture qui semble avoir pour objectif de changer tout arbitraire en nécessité, afin d’en tirer la signification. Ce que voit l’observateur peut dire ce qu’il veut. C’est en ce sens que l’infinitif « m’intriguer » joue le rôle d’unifier la réalité et la peinture.

En dépit de la divergence des techniques existantes entre la littérature et la peinture, Gracq tente de créer un effet d’écriture comparable à celui de l’art. C’est pour cela qu’il oublie tout écart et se réfère à toute technique accessible de l’art plastique. Si la lumière et la couleur appartiennent à la fois à la description et à la peinture, la perspective et le dessin font droit seulement à la perception artistique. Gracq rejette ce point de vue et profite de tous les moyens du langage poétique pour réaliser la picturalité. L’analogie que présentent les figures de la comparaison rend cet objectif faisable. Elle assume la mission de métamorphoser le comparé (le paysage souvent) en dessin. Ce type d’écriture apparaît dans l’incipit d’Au château d’Argol où le paysage vu laisse voir une « estampe japonaise ». Celle-ci est appelée ainsi en raison de son aptitude à laisser transparaître une architectonique. L’appel met en cause cependant la puissance de la langue qui se montre incapable d’interpréter par les mots la forme du paysage sans le recours au référent pictural. C’est encore à la faveur de la modalisation « semblaient » que le paysage se transforme en une estampe :

‘« Une hauteur toute proche et parallèle à la route arrêtait la vue de ce côté : là des pins parasols allongés en une mince ligne sur la crête contre le soleil couchant semblaient souligner de leur ramure horizontale et élégante le dessin du coteau et donnaient pour un instant au paysage la légèreté inattendue d’une estampe japonaise »613.’

Comme dans le cas précédent, le référent pictural reste sans renvoi explicite au peintre ou au titre. Ce qui importe à l’écrivain, c’est le dessin. Dès que le regard tombe sur le paysage, il l’interprète directement sur le plan pictural. Le rôle de l’écriture se montre dans le fait d’illustrer cette interprétation, tout en évoquant le jeu de l’horizontal et du vertical connu dans cette peinture. La picturalité du texte s’accomplit, lorsque la description introduit le champ lexical du pictural au sein de la littérature : « vue », « dessin », « estampe ». Quant au spectateur, Gracq le met en perspective, en le tenant à distance. Autrement dit, toutes les conditions nécessaires sont mises en place dans ce texte pour élaborer une picturalisation littéraire. Le changement du paysage en estampe pourrait traduire également le souci de restituer le visible, souci qui unit l’écrivain au peintre.

Au château d’Argol fournit un autre exemple de l’écriture picturale de Gracq. Deux pages après cet exemple, le texte cite le peintre Claude Gellée. Ses tableaux copiant des modèles réels d’architecture semblent présents avec force, ils inspirent à l’écrivain la description de la partie extérieure de cette aile bâtie au goût italien :

‘« Cette aile, bâtie dans le goût italien, à la manière des palais dont Claude Gellée aime à semer ses paysages, faisait avec le sombre façade un parfait contraste »614.’

La picturalité dans la description est réalisée dès le premier moment où Gracq définit le bâtiment par le style italien. Le lecteur, en lisant ce passage, peut facilement imaginer la façade extérieure de l’édifice, tout en revenant par sa mémoire à l’architecture de cette époque-là. Le recours au référent pictural renforce cette idée et exprime, en même temps, la volonté de créer un effet immédiat chez le lecteur. D’autre part, la comparaison peut dire l’intention de l’écrivain de comparer son écriture avec le style architectural de Claude Gellée connu pour son goût italien. L’écrivain picturalise son texte, en pastichant le style de ce peintre. L’évocation du peintre et de ses tableaux peints depuis une architecture réelle légitime la parole de la picturalisation dans l’écriture de Gracq. A vrai dire, élaborer le lisible à partir du visible est une tendance épanouie chez l’écrivain dès son premier travail. Cela prouve, d’une manière ou d’une autre, le pouvoir de la peinture sur lui, comment pourrions-nous expliquer autrement la récurrence multiple et variée de la référence picturale dans ce récit ? Cette tendance dit également le penchant de l’écriture gracquienne à la picturalité, comme si la création poétique de l’écrivain ne s’affirmait que dans la création picturale. Amateur de peinture, Gracq manifeste un intérêt exceptionnel pour cet art dû à son pouvoir agissant et rapide. Contrairement aux signes conventionnels de la langue, les signes naturels de la peinture créent d’emblée un effet de simultanéité. Tandis que les couleurs et les formes, étendues dans l’espace, s’imposent comme une évidence matérielle et sensuelle, les signes littéraires se succèdent dans le temps. C’est pour cela notre écrivain aspire à faire de l’espace littéraire une toile, tout en prenant de la peinture un modèle. L’espace imaginaire devient désormais pictural, c’est-à-dire visible et accessible au lecteur.

Notes
610.

Un beau ténébreux, p. 104.

611.

BILLAZ, André. « Littérature et peinture : la cas de Peintures de Victor Ségalen », in Des mots et des couleurs : études sur le rapport de la littérature et de la peinture (19 ème et 20 ème siècles). Lille : Université de Lille III, 1979, p. 90.

612.

VOUILLOUX, Bernard. De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq. op. cit., p. 167.

613.

Au château d’Argol, p. 10.

614.

Au château d’Argol, p. 12.