II- Tableaux : objet d’écriture

1- Inspiration plastique et couleur

Il s’agit maintenant d’examiner les tableaux réels ou fictifs apparus dans les écrits de Gracq. Une question préalable se pose : quelles sont les raisons qui conduisent l’écrivain à faire revenir le pictural dans le tissu de ses phrases ? La réponse se trouve à l’évidence entre les plis des pages de Lettrines 2. L’image, selon l’expression de Gracq, « ne suggère pas, n’évoque pas : elle est, avec une force de présence que le texte écrit n’a jamais, mais une présence exclusive de tout ce qui n’est pas elle ». Si le mot, pour l’écrivain, « est avant tout tangence avec d’autres mots qu’il éveille à demi de proche en proche », « l’image plastique au contraire refoule et exclut toutes les autres ». Elle « cadre à chaque instant son contenu rigoureusement ». Raison pour laquelle Gracq associe, croyons-nous, l’écriture à la peinture. Introduire des tableaux dans les fibres des textes rend par conséquent l’écriture pittoresque. Or l’image picturale n’y est pas l’objet de commentaire (le cas de ses essais et de ses mélanges fragmentaires) ou de description détaillée, elle apparaît sous forme d’allusion. Sa présence dans la description littéraire a pour fin de provoquer chez le lecteur un effet de simultanéité. Elle incite sa curiosité de rapprocher les données descriptives étalées sur les pages blanches des tableaux réels. Le lecteur doit dans ce cas prendre conscience de la qualité picturale du texte au même titre que l’analyse du discours et voir quels types de discours sont enclenchés par l’image. Car l’écriture, dès qu’elle est utilisée poétiquement, devient « une forme d’expression à halo »615. Liliane Louve propose de fonder une « picturologie »616 pour ce type d’analyse qui prend le pictural comme une clé interprétative du texte.

Gracq s’appropriée la peinture et l’intègre fortement dans son texte, au point qu’elle en devient parfois une dimension constituante. Cela nous force à lire attentivement certains passages, à voir de près comment l’écrivain se sert de quelques œuvres d’art pour « ouvrir l’œil du texte »617, c’est-à-dire comment, par le biais du pictural, il permet au lecteur de se rendre compte du passage écrit. Au cours de notre lecture de sa première fiction, nous trouvons que le peintre français Paul Gauguin est très présent par ce jaune considéré comme une signature qui lui est propre. A titre d’exemple, nous citons la page 10 parlant de deux sortes de jaune : botanique « jaune terne des ajoncs » et solaire « le soleil à son déclin colorait alors d’un jaune magnifique l’herbe rase de ces montagnes ». Appelée soit par sa propre désignation, soit métaphoriquement, la couleur jaune constitue ainsi la chair du discours romanesque. Les sémèmes (« soufre », « phosphorescence », « soleil », « blonde »…) soulignent une occurrence abondante dans Au château d’Argol, comme si la couleur devenait l’objet premier du discours. L’écrivain ne cesse d’appeler également les différentes nuances de cette couleur (« pâle », « terne » « éclatant »), chaque fois qu’il le trouve nécessaire. Notons que la présence du jaune reste parfaitement attachée à lumière solaire et au végétal.

Avec l’apparition du jaune botanique de la page 66 (« les herbes jaunes »), le caractère du pays d’Argol se détermine, d’autant que cette émergence vient tout de suite après la déclaration du viol dans le chapitre « La forêt ». Les pages qui suivent parlent d’une correspondance entre la pâleur solaire, celle du visage de Heide et l’avènement de l’automne. Le jaune est donc à la fois la couleur d’un lieu (le pays d’Argol), d’une saison (l’automne) et de la mort. D’ailleurs, cette couleur se trouve unie avec le « caractère désert »618 de la région, en suggérant des solitudes terrestres. Le jaune désertique sert à indiquer la vacuité de ce lieu isolé considéré comme désert privé d’habitants. Ainsi, le lecteur peut-il saisir facilement le rôle assigné à cette couleur. Outre sa valeur chromatique, le jaune entre en jeu dans le texte et y trouve une place. Il peut être lu comme un signe avertisseur de la fin douloureuse de l’histoire. En un sens, il joue un rôle dans l’économie narrative du récit. Couleur de la violence et de la mort, le jaune devient la coloration privilégiée de l’espace et du temps physique. Son choix se rapporte, croyons-nous, à ses connotations liées au déclin. À une question posée par Von Susanne Dettmar-Wrana portant sur le rapport de l’automne, de la nuit, du rêve et les motifs essentiels de l’écriture et l’influence du romantisme allemand, Julien Gracq répond : « la nuit, le rêve sont en effet essentiels dans le romantisme allemand. L’automne, plus proche du romantisme français, (m’a) fasciné par l’idée du désir, de la fuite du temps et de la mort. Tous les trois me concernent »619. Ce qui veut dire que le jaune, couleur de l’automne, reste attaché dans ses récits à la mort. L’emploi de la couleur est une technique purement artistique accordant au texte une propriété picturale et permettant en même temps de rendre compte de la qualité imageante du texte littéraire de la même manière que la narratologie. Ce qui se montre superflu devient donc nécessaire.

L’appel explicite à Gauguin se manifeste clairement dans la page 14. Le jaune automnal trouve un appui dans « le jaune de souffre » des coussins qui renvoie à son tour au peintre :

‘« […] de meubles de chêne de breton aux sculptures gracieuses, de fauteuils de tapisserie bas et profonds, semés de coussins d’un jaune de soufre tellement éclatant qu’il en émanait une sorte de phosphorescence et dont certains tableaux de Gauguin peuvent seuls donner l’idée ».’

Gracq cite le nom du peintre sans préciser un titre de tableau. Il laisse au lecteur le soin de la recherche et de l’interprétation. Ce qui peut signifier également : l’intérêt est accordé à la couleur et non pas au contenu de la toile. Ayant pour fonction d’expliquer un moment de récit, le jaune pictural se montre comme un moyen de dire. D’une autre manière, le discours romanesque recourt à des paysages picturaux pour annoncer son message. Par là, l’écriture se met au même point que la peinture et fait appel comme cet art à des composantes très élaborées telle que la couleur et la lumière. Si le style caractérise la production de l’écrivain, la couleur s’avère ainsi la caractéristique de celle du peintre. L’occurrence du jaune dans la production littéraire de Gracq met en question son style. Car « le style, pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision »620. Nous nous demandons si le romancier essaie de faire de sa fiction une œuvre à voir.

Le secret de l’attachement à cette couleur, Gracq l’explicite dans Lettrines 2. Il se rapporte effectivement à son passé et plus exactement au souvenir de l’enfance lié à la « promenade vers le Marillais pour la fête de l’Ange-vine, qui est le 8 septembre ». C’est pour cela que cette couleur s’attache chez lui à l’odeur même de l’automne commençant. Un lien intime est donc tissé entre lui et le jaune, couleur du paysage et du temps biographiques. Gracq ajoute ensuite que « tous les jaunes du peuplier, du jaune flamboyant, immatériel et spectral d’octobre, au miel brun doré, vernissé et poisseux de gros bourgeons d’avril qui se déplissent, sont sans exception des jaunes de Gauguin »621. Tout jaune apparu dans l’écriture gracquienne est exclusivement associé à ce peintre, il devient la coloration favorite d’un peintre et d’un écrivain. Ainsi un rapport fort naît-il entre l’activité de l’écriture, l’automne et le jaune pictural. Dans Préférences, l’écrivain explique ce type de lien :

‘« L’envie de commencer un livre m’est presque toujours venue à de telles périodes »622.’

Et encore dans Lettrine 2 :

‘« Pendant que j’écris, le soleil qui descend en face de moi jaunit et dore cette page, et ma plume y fait courir une ombre longue et aiguë de cadran solaire. Ces heures-là, heures entre toutes les heures de l’année, sont toujours venues à moi avec une promesse ou avec une sommation»623.’

Gracq croit que l’association de ces trois éléments lui porte une « promesse » qui est sans doute celle du livre comme projet. Ailleurs dans Lettrine 2, il affirme que cette saison reste par excellence le moment privilégié de la production. Dans un autre sens, l’activité de l’écriture s’épanouit chez lui en cette période. Ce n’est donc pas seulement le passé qu’évoquent l’automne et le jaune. Ils lui promettent aussi l’avenir. Une lecture attentive de ce passage nous laisse croire que Gracq a tendance à faire de l’activité de l’écriture une tentative de peinture. Les détails qu’il donne à propos de circonstances accompagnant l’acte d’écrire font de sa page une palette. Tout laisse penser que la lumière solaire et l’ombre de sa plume concourent à faire des dessins sur l’espace délimité de la page. Jeter les mots sur la page devient l’équivalent de poser les couleurs et les tons sur la toile. Ecrire et dessiner résultent alors de la production littéraire qui est mise en compétition avec la peinture. Par là, les mots acquièrent une valeur picturale. Une question s’impose : Gracq se met-il à la place de Gauguin ?

Le jaune apparaît dans les autres récits mais d’une manière moins fréquente. Dans une statistique publiée par G. Matoré concernant les trois récits de Gracq Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt, l’auteur mentionne que le jaune n’y occupe qu’une place secondaire par rapport aux autres couleurs : 3%, 3% et 7,5%624.

« Ecrire comme on peindrait permet […] de retrouver l’effet de la peinture, d’atteindre un rendu pictural par la littérature »625 affirme Daniel Bergez. Cette tendance d’écriture s’affirme chez Gracq, elle est soutenue par le caractère visuel de son inspiration. Les objets décrits dans ses écrits romanesques reçoivent souvent une illustration picturale grâce à l’emploi soigné de la lumière et à sa sensibilité aux couleurs ou aux formes. L’écriture ne fait donc que s’approprier les signes picturaux et les installe dans le code discursif du récit. De ce fait, ils se montrent comme un objet essentiel de discours. L’écriture d’Au château d’Argol reste un prototype, elle insère l’énoncé métapictural dans le plan de l’énonciation. La page 16 présente un bon exemple de l’intégration de plusieurs couleurs dans le contexte : « bleu profond », « couleurs grisâtres », « taches sombres », « blancs », « vert » à deux reprises, « obscur », « bleuâtres ».

Placé généralement dans un lieu non familier, le personnage gracquien cherche à lire le paysage qui lui est inconnu. Son œil, rôdant dans le paysage alentour, se fixe sur des objets précis et lumineux. Aldo dans Le Rivage aux Syrtes ne manque pas de donner des visions qui s’organisent selon des valeurs plastiques :

‘« Les roseaux à tige dure qu’on appelle l’ilve bleue, verdissant au printemps pour une courte période, secs et jaunes tout le reste de l’année, […] croissaient là en massifs épais […] à ma gauche, sur les lagunes ternes comme une lame d’étain et bordées d’une langue jaune où mourait avec indécision le jaune plus terne encore des chaumes obsédants »626.’

La description est en effet une variation littéraire sur le sujet pictural, révélant un penchant pour les adjectifs de la couleur : « bleue », « jaunes » à trois reprises, tandis que le participe présent « verdissant » souligne une présence métonymique du vert. La picturalité du texte littéraire est assurée par ce regard qui, en circulant, donne une variation visuelle sur une scène décrite à la manière de la peinture impressionniste. Quant à l’écriture, elle la saisit comme un espace à peindre.

Les techniques picturales, surtout l’emploi de la couleur et de la lumière, singularisent le style de Gracq. Outre qu’elle s’opère sur le côté émotionnel de celui qui la regarde, la couleur se caractérise par une possibilité suggestive. En sentant la qualité imagée du texte, le lecteur peut deviner le caractère morne de l’espace gracquien. Le choix tombe souvent sur des couleurs soit fades soit sombres. La couleur devient un autre moyen d’expression, c’est pour cela que l’écrivain y recourt.

Notes
615.

GRACQ, Julien. Lettrines 2. op. cit., pp. 299-300.

616.

LOUVET, Liliane. op. cit., p. 225.

617.

Ibid.

618.

Au château d’Argol, p. 9.

619.

DETTMAR-WRANA, Von Susanne. Julien Gracq et la réception du romantisme allemand. Université Paris IV-Sorbonne, 2000, p. 361.

620.

Cité par BOYER, Philippe. « Vues en peinture d’Odette », in Proust et ses peintres. op. cit., p. 19.

621.

GRACQ, Julien. Lettrines 2. op. cit., p. 278.

622.

GRACQ, Julien. Les Yeux bien ouverts. op .cit., p. 846.

623.

GRACQ, Julien. Lettrines 2. op. cit., p. 365.

624.

Cité par VOUILLOUX, Bernard. De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq. op. cit., p. 147.

625.

BERGEZ, Daniel. Littérature et peinture. Paris : Armand Colin, 2004, p. 192.

626.

Le Rivage des Syrtes, p. 611.