2- Référence picturale et inspiration littéraire

La référence picturale peut constituer quelquefois un sujet de réflexion pour Gracq, en produisant dans ce cas une mise en abyme d’une œuvre d’art à l’intérieur de l’œuvre narrative. Cependant, le principe de transposition ne consiste pas à la commenter, mais à la considérer comme un principe d’inspiration, c’est-à-dire qu’elle n’est pas oubliée au profit de la création littéraire. Elle est plutôt recréée par les moyens d’un autre art. L’écrivain se montre très vigilant de trouver, par les moyens de la langue, un équivalent le plus juste possible de l’effet esthétique produit par l’œuvre d’art. Tel est le cas de la gravure d’Amfortas trouvée dans la chambre d’Herminien. Celle-ci fait l’objet, comme le montre Patrick Marot, d’une description hyperbolique627. Description qui montre sans cesse l’impuissance du langage littéraire à l’égard du charme pictural. Les expressions : « incroyable », « insondable », « à peine croyable », « prodigieuse », « merveilleuse » et « singulière » en témoignent. Elles mettent en cause la capacité de celui qui les utilise par rapport à l’artiste qui réussit à manifester les expressions de joie et de douleur des personnages qui la composent. Plusieurs fois, l’écrivain mentionne le trouble qui atteint son spectateur, en interprétant le côté esthétique de la gravure.

Revenons maintenant à cette œuvre d’art anonyme, pourtant doublement définie grâce à deux grands artistes. Son style s’apparente, ajoute Gracq, « de très près par le style à certaines œuvres les plus hermétiques de Dürer », tandis que son temple « aux proportions gigantesques, d’une architecture lourde, violente et convulsive »628 évoque des architectures gravées par Piranèse. Le pictural est ancré au texte d’Argol à la faveur des noms de ces deux artistes. L’écrivain se montre aussi très attentif à élaborer la propriété singulière de chacun de ces deux référents qui laissent leurs marques sur tous les côtés de la gravure. Celle-ci est donc décrite par rapport aux références connues, d’où sa valeur artistique qui sollicite l’attention d’Albert. La description donnée paraît minutieuse et exacte, elle explore intelligemment le domaine de l’art plastique. Des termes appartenant au langage pictural imprègnent le texte littéraire : « gravure(s) » à trois reprises, « dimensions », « bords », « ondulés », « doigts », « œuvres » à six reprises, « artiste » à cinq reprises, « style », « architecture », « surfaces », « lisses », « verticale », « profondeurs », « visages », « peindre », « perfection », « harmonie », « ressources », « techniques », « spirituelles », « spectateurs » et « composition » deux fois répété, « figure » « visible », « inspiration », « main », « coins »629. L’effet produit est sans doute pictural. L’écriture picturale ne cache pas cependant l’admiration que l’écrivain porte à ces deux peintres-graveurs. Cette admiration est traduite sur la page par des mots exaltant les artistes et leur travail. A propos de Dürer, le discours de l’écrivain salue « l’insondable amour qu’il avait pour son travail » et qualifie Piranèse de grand « génie »630.

Au-delà de cet effet, le tableau gravé à partir du cycle du Graal participe également à l’élaboration de l’histoire. La description du pictural ne néglige pas sa valeur littéraire qui a la faveur d’expliquer l’intrigue. En effet, le mythe qui demeure la source de l’inspiration littéraire constitue aussi le contenu de la représentation, tout en occupant le cœur de la gravure. A la vue de cette œuvre, Albert se remémore l’épisode de la chapelle où l’image de Heide vient à l’esprit lors de l’écoute des dernières notes livrées par Herminien. La peinture le ramène soudainement à la musique et par conséquent à Heide. La rencontre de ces deux arts ne se passe pas sans évoquer quelque chose d’important. A vrai dire, la perception visuelle et auditive agit conjointement pour assurer au spectateur la compréhension de cette représentation. Ce qui est exclu du plan narratif est révélé par le travail artistique. Sa description étalée presque sur trois pages permet au lecteur de saisir l’enjeu du récit. L’art remplit donc la défaillance de la langue, il dit tout ce que la narration n’arrive pas à exprimer. Ce qui veut dire que l’existence du pictural est ici nécessaire. Il définit implicitement les personnages d’Argol par rapport à cette gravure représentant les souffrances du roi Amfortas. L’enjeu du récit se développe et se dévoile dans la représentation de l’œuvre d’art. Cela explique l’intérêt exceptionnel qu’accorde l’écrivain à la gravure devenant l’objet premier du discours durant ces pages. C’est pour cela qu’il nous paraît tout à fait légitime de parler d’une mise en abyme dans ce récit. Il s’agit d’une création à l’intérieur d’une autre création. La picturalité du texte s’affirme encore, quand Gracq invente une situation pareille à celle entre le spectateur et le tableau. Il crée deux espaces distincts : celui du pictural et celui du spectateur, et n’oublie pas de mettre à distance son personnage-spectateur. Jamais l’espace du personnage n’est confondu avec celui de l’objet artistique, les deux restent bien séparés. Et le contact se restreint par essence dans la vision. Albert regarde et décrit la gravure. Ce qui signifie que l’acte diégétique (le fait du regard) et le texte narratif (le fait de rapporter cet acte) se correspondent. Il est nécessaire de signaler que la description n’est pas focalisée uniquement sur le tableau, mais aussi sur l’acte visuel comme déchiffrement. La lecture par l’œil alimente la certitude que la gravure (placée dans un lieu clos) livre le secret du récit.

Parcourue par le regard, l’œuvre d’art est décrite à travers les figures principales qui la constituent. Or, l’œil en reconnaît également un charme irrésistible dû à sa fabrication dont la trace est encore tangible :

‘« […] les bords légèrement ondulés semblaient conserver les traces d’un maniement tout récent, et comme la chaleur mêmes des doigts attentifs qui l’avaient peu d’instant auparavant saisie, puis reposée, comme dans l’acte d’une perpétuelle et extatique contemplation »631.’

Nous pouvons dire que l’acte manuel engendre le contact visuel. Par ailleurs, plusieurs passages dans le texte enregistrent les effets du style, ils reviennent de temps en temps rappeler la qualité de la facture et le génie de l’artiste. Loin de la technique et du savoir-faire, la description de la gravure révèle une passion : passion du côté du sujet regardant qui parvient à la décrire minutieusement. En la parcourant, le regard glisse du contemplatif à l’interprétatif, en distinguant trois plans étagés : Amfortas et Parsifal constituent le premier plan de la composition, Kundry et Gurnemanz le second, les chevaliers l’arrière-plan. Le pictural est donc décrit selon l’ordre du visible, sa spatialité est concrétisée par des relations hiérarchiques entre les personnages. Le texte ne manque pas à son tour d’afficher des opérateurs de description : « au centre », « le cœur de toute la composition ». Voilà une autre preuve de la picturalité du texte gracquien, qui implique la perspective dans le travail intellectuel. Ce qui est surprenant encore, c’est que la spatialité de la gravure incarne d’une manière ou d’une autre celle du récit. Elle s’organise autour trois vecteurs : linéaires, verticaux et horizontaux, formés par les « voûtes », les « murailles », le « rayon du soleil » et la « lance »632. Le jeu de la lumière et de l’ombre, du haut et du bas, du feu et du sang, qui motive le récit constitue les éléments de la description de cette œuvre d’art. La déclaration de l’« Avis au lecteur » affirmant que ce récit est la « version démoniaque » du mythe de Graal y trouve son retentissement. Fait de quelques « minuscules dimensions », le pictural est l’image d’un récit étalé sur 92 pages. Pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture, Gracq l’expose dans l’avant dernier chapitre, tout en laissant à son lecteur le choix de finir ou non la lecture. L’écrivain, en tenant compte de l’effet de pictural, retarde intentionnellement sa présence pour deux raisons : il ne veut pas, croyons-nous, que l’art remplace définitivement l’écriture ; deuxièmement il n’est pas de ce type qui délivre facilement l’enjeu de son écrit. Le lecteur doit attendre jusqu’aux pages 84 et 85 pour saisir le dénouement.

Le récit d’Argol présente un modèle exceptionnel de l’intégration du pictural dans les fibres de son tissu littéraire. Nombreuses sont les références picturales qui le régissent effectivement sur le plan narratif. Cette strate intertextuelle jugée poétique par Gracq devient une nécessité littéraire pour exprimer le non-dit du texte. Le récit ne peut pas être lu exclusivement du point de vue littéraire. Le lecteur devrait prendre en considération sa valeur esthétique redevable à la diffusion de l’art plastique dans ces lignes. Chaque élément essentiel du récit se trouve rapproché d’un autre élément pictural, au point que le récit s’avère comme une composition du pictural. Nous nous rappelons que le paysage d’Argol vire à l’estampe japonaise, la façade du château est comparée aux palais de Claude Gellée, le jaune des coussins fait penser à Gauguin, un effet de lumière rappelle Rembrandt. Tout cela travaille ensemble, en faisant du récit un art composite. Argol est une œuvre d’art recréée par le style de Gracq. Tout ce qui est dit dans le récit est déjà peint ou décrit ailleurs. La recréation d’une œuvre littéraire par l’enjeu de la machine intertextuelle du pictural met en cause l’écriture du texte argolien, parce que tout ce qui advient n’est que répétition.

Notes
627.

MAROT, Patrick. art. cit., p. 131.

628.

Au château d’Argol, p. 84. Dürer est cité deux fois dans le chapitre intitulé « La Chambre » : « […] et les fusées de la lumières qui traversaient la chambre et paraissaient l’étayer comme des poutres rappelaient alors à l’esprit d’une manière frappante l’atmosphère extraordinairement sereine dont Dürer a entouré la figure de l’Evangéliste », p. 82. Tout effet de lumière doit passer par l’œuvre de cet artiste qui devient le médiateur entre le texte et le lecteur. Le texte est entouré donc dès le début par ce halo pictural.

629.

Au château d’Argol, pp. 83-85

630.

Ibid., p. 84.

631.

Au château d’Argol, p. 84.

632.

Ibid.