3- Reflet des Syrtes : portrait d’Aldobrandi

Lorsque le texte introduit par les mots le pictural dans sa texture, l’invisible a la probabilité d’être dévoilé. Car la fonction du tableau dans le texte n’est pas loin de celle du miroir. Les deux permettent pour Liliane Louvel de voir ce qui se cache derrière le visible. C’est par le biais du pictural que la tension du texte se rend compte. L’insertion du tableau dans les fibres du Rivage des Syrtes paraît beaucoup plus nécessaire que secondaire, car il laisse voir l’invisible ou plutôt l’avenir du pays. Nous savons bien que le texte s’abstient de raconter les détails, après le déclenchement des trois coups de canons annoncés dans les dernières lignes du chapitre 9 « Une Croisière ». Les trois chapitres qui suivent restent au niveau diégétique sans intérêt. Le lecteur n’est jamais informé de ce qui s’est passé après la déclaration de guerre. Seul le tableau placé dans la chambre de Vanessa devient le support, en évoquant l’avenir d’Orsenna. Signalons qu’il ne représente pas en totalité un portrait comme dans la peinture et qu’il est composé de deux plans. Tandis que le premier plan représente la figure de Piero Aldobrandi, le deuxième fait voir le destin d’Orsenna à l’image du Farghestan incendié. Autrement dit, le tableau accorde une place à l’action, tout en s’inscrivant dans l’économie générale du récit. Le pictural s’avère ici une contrainte non négligeable, il révèle ce que les mots évitent de dire. Il n’est jamais superflu, mais au contraire indispensable pour le personnage-spectateur (qui regarde le tableau) et pour le lecteur (qui lit le texte). A vrai dire, le tableau est considéré comme une modalité de signification dont nous ne pouvons pas faire l’économie. Il comble la lacune de la narration. Le fait qu’il soit accroché au mur rend l’événement présent. Dès que son œil le croise, le spectateur se rend compte d’emblée des résultats de cette guerre. Quant au lecteur, il se contente de l’image picturale qu’actualise l’écriture. L’invisible se dévoile pour lui grâce aux mots que le tableau interprète en image. Autrement dit, la chaîne du langage est transformée en une image. Par là, l’intégration du pictural accorde au texte une qualité visuelle douée en même temps du sens. Il s’agit cependant d’un tableau fictif et non pas réel, c’est-à-dire qu’il n’est pas signé par un peintre célèbre. Le nom de celui-ci reste inconnu (Longhone), c’est une création pure de l’écrivain633. Il n’a pas de référence dans l’histoire de la peinture. Ni le peintre ni le tableau n’obtiennent de support dans la réalité. Le choix est tombé sur ce nom en raison de sa résonance qui rime bien avec les autres noms du récit.

Certes, le texte des pages 645 à 647 est interprété en image picturale, mais le lecteur n’a devant les yeux que du noir dispersé sur le blanc. Il est partagé entre ce qu’il tient dans les mains et ce que l’écrivain a voulu comme invention. Il lui faut reconstruire ce tableau disséminé en une série de signifiants épars sur l’espace de la page. L’image qu’il peut constituer ne renvoie pas forcement à l’image mise en texte ou vue par le narrateur. L’image narrativisée par la chaîne du langage devient autre chose, un « iconotexte » comme l’appelle Liliane Louvel. Cependant, passer du texte à l’image et inversement suscite le « tiers pictural » dans son esprit, défini comme « une dynamique, un mouvement, une énergie qui entraîne un surplus de sens et d’affect, de rêverie qui danse entre les deux [texte et image], dit qu’il n’est ni l’un ni l’autre, mais l’un et l’autre »634. Ce tiers deviendrait l’image flottante qui est suggérée par le texte mais faite de mots. De ce fait, le texte devient visuel, oscillant entre le visible et le lisible. Il concrétise à la fois l’objectif de l’art plastique et de l’art d’écrire. Nous nous demandons si cela forme le véritable objectif de Gracq, lorsqu’il décide d’intégrer la référence picturale dans ses écrits. En tant qu’art, la peinture est la représentation du réel, c’est-à-dire qu’il donne à voir le visuel et non pas le visible. Par là, l’art pictural s’apparente à l’écriture gracquienne qui vise à offrir une image visuelle de son espace. Pourtant, l’image que le lecteur peut reconstituer ne coïncide pas souvent avec celle du texte. Nous finissons par dire que la projection picturale dans le texte littéraire permet de voir, de rêver, d’aller du côté du visuel.

La production de l’être en image trouve place aussi dans l’écriture de l’écrivain et révèle l’apparition d’une nouvelle technique picturale dans ses écrits :

‘« Je me retournai vers la pièce noire […] Mon attention fut aussitôt vivement attirée par un portrait auquel j’avais tourné le dos à mon entrée dans la chambre, et qui me donnait maintenant l’impression subite, par sa présence presque indiscrète et une sensation inattendue et gênante de proximité, d’être venu soudainement émerger à la faveur de ma distraction sur cette surface lunaire »635.’

Etant l’origine de trouble et de fascination, le portrait devient, comme nous l’avons remarqué, l’objet premier du discours : sa description s’étale sur quatre pages. Sa présence est considérée comme un moment décisif dans le récit, car il donne à voir l’image future d’Orsenna. Si le roman français connaît, depuis Jean-Jacques Rousseau, l’intervention du portrait de l’être aimé dans l’intrigue, il n’en va pas de même chez Gracq. Celui-ci insère, dans les dernières pages du chapitre « Une visite », le portrait d’un personnage espion, agent mais absent en même temps du récit. Le portrait a le privilège d’immortaliser ses traits et ses faits, il inscrit sa présence dans le moment actuel. Le poids de cette présence, Aldo l’a bien senti, quand il dit : « il y avait eu un tiers entre nous [lui et Vanessa] »636. Son regard est attiré par le tableau comme par une personne vivante. Cela explique le malaise qui l’envahit lors de son entrée dans la chambre de Vanessa. Cette présence, Gracq la confirme encore une fois par le choix du verbe « jaillir », comme si le personnage était sorti de l’état de stabilité que lui impose le tableau pour devenir un personnage doué de mouvement. Son rôle est de guetter l’événement venu de loin, alors que le statut de Vanessa et d’Albert se définit dans l’histoire par rapport à lui. A vrai dire, il est la métaphore de ces deux personnages. La véritable valeur du tableau provient du fait qu’il illustre l’espace du récit. L’espace de la représentation ne se restreint pas uniquement à celui du tableau, au contraire, il s’élargit pour comprendre celui du récit. Le personnage, en sortant du cadre limite du tableau, provoque les autres et engendre l’action. La vue du portrait est un facteur qui conduit à accélérer l’acte de la transgression commis par Aldo. C’est pour cela que cet acte doit être lu comme effet du regard expressif jeté par l’espion sur la mer lointaine. Ce n’est donc pas par hasard que Gracq met le tableau à mi-chemin d’Aldo (chapitre 5). Il est un agent provocateur de l’action : l’histoire ne respecte pas un ordre précis, elle suit simplement une fatalité dont le spectateur subit la fascination. En revanche, le tableau décèle les conséquences de la transgression, en donnant une vision ultérieure du pays à travers le passé qu’occupe l’arrière-plan du portrait : « Les dernières pentes boisées du Tängri, descendant jusqu’à la mer en lignes molles, formaient l’arrière-plan du tableau »637. Le spectateur ajoute ensuite que cette ville est plongée dans les flammes. Quant à son premier plan, il est crevé par le visage d’Aldobrandi : « […] le sourire inoubliable du visage qui jaillissait comme un poing tendu de la toile et semblait venir crever le premier plan du tableau »638. Autrement dit, le côté pictural est respecté dans l’écriture de ce tableau donné en perspective sur des plans étagés. Ce qui veut dire que le narrateur a bien assumé le rôle du spectateur. La description qu’il rapporte dépend de sa perspective.

Couleur et dessin se combinent dans ce tableau pour en faire un ensemble signifiant. Le spectateur parle d’une véritable syntaxe picturale qui ordonne les différents éléments constitutifs de l’œuvre d’art comme les mots dans la phrase. Par exemple, le rouge, emblème militaire d’Orsenna, devient la couleur apparente du tableau. L’écriture ne manque pas d’ailleurs de manifester sa prédominance, des sémèmes variés l’actualisent : « incendie », « rose rouge » deux fois répété, « écharpe rouge », « fleur sanglante »639. A ce titre, le tableau produit, comme l’affirme Daniel Bergez, des signes sous la représentation des choses. « L’un des buts essentiels de la peinture de Picasso, souligne Michel Leiris, […] c’est de créer des signes »640. Nous nous demandons si Gracq donne un statut du peintre, quand il présente à ses lecteurs ce tableau écrit. Sous le signe de cette couleur, le lecteur peut saisir le parallélisme final entre la ville incendiée (Farghestan) dans le tableau et l’image d’Orsenna détruite dans le texte. Elaboration des signes et non pas construction de signification : telle semble la tâche nouvelle de la peinture et qui n’est pas tout à fait éloignée de celle de l’écriture de Gracq. Par là, ses écrits soulignent une parenté avec les tableaux.

La picturalité du texte s’enregistre sur plusieurs niveaux : tout d’abord, l’appel au pictural est un élément suffisant à lui-même pour prouver la valeur pittoresque de l’écriture romanesque de Gracq. Cela veut dire que l’image doit passer par le texte et par le discours afin d’avoir accès à une signification complète pour le récepteur. Riche en signes, le langage est à l’hauteur de la mission, il donne vie à un personnage et à une scène sans qu’il ait besoin de les camper visuellement. L’écriture fait donc l’économie d’un tableau. Le passage décrivant le portrait est un de ceux qui dévoilent le mieux. Le dévoilement nécessite le recours à des termes appartenant à la fois au champ lexical de la peinture et de la description : « noir(e) » à trois reprises, « portrait(s) » à quatre reprises, « surface », « tableau » à six reprises, « sombre(s) » à trois reprises, « ombre », « coin », « œil », « lumière(s) » à deux reprises, « regard » quatre fois répété, « yeux » à deux reprises, « perspective » à deux reprises, « œuvre(s) » à trois reprises, « touche », « chef-d’œuvre », « peint », « vernis », « arrière-plan », « cadre », « peinture », « pittoresque », « toile », « premier plan », « rouge » à deux reprises, « scène » à deux reprises, « vision », « paysage », « rajeunissait », « verni », « phosphorescence »641. Tous ces termes mettent en scène un tableau littéraire et confirment la picturalité du texte gracquien.

Que la peinture soit évoquée, dans les écrits romanesques de Gracq, à travers le paysage ou le personnage, montre l’intérêt que l’écrivain accorde à « la plante humaine » dans ce que nous appelons l’écriture picturale de Gracq ou l’esthétique gracquienne.

Notes
633.

C’est le seul nom de peintre fictif apparu dans l’œuvre romanesque de Gracq. Michel Murat pense que ce nom peut être inspiré par celui du peintre vénitien Alessandro Longhi. Partant de la morphologie du nom, Bernard Vouilloux fait référence à Longhi et à Giogrione. A ce titre, plusieurs noms sont proposés : le sculpteur Silla Giacomo Longhi, Pietro Falaca dit Longhi et Giuseppe Longhi. Ce qui compte ici, ce n’est pas de savoir le véritable peintre qui inspire Gracq ce nom, mais ce qu’apporte le pictural au récit. Vouilloux conclut que le nom Longhone vaut aussi par sa fonction dans le système. Sa crédibilité est confortée par le fait que le radical « Longh » et le suffixe « one » sont productifs dans l’histoire des arts plastiques.

634.

LOUVET, Liliane. op. cit., p. 235.

635.

Le Rivage des Syrtes, p. 644.

636.

Ibid., p. 645.

637.

Le Rivage des Syrtes, p. 645.

638.

Ibid., p. 646.

639.

Ibid., pp. 646-647.

640.

Cité par BERGEZ, Daniel. Littérature et peinture. op. cit., p. 73.

641.

Le Rivage des Syrtes, pp. 644-647.