III- Picturalité de la page gracquienne

La représentation de la parole et de la pensée par des signes conventionnels sur l’espace blanc de la page est dite écriture. Roland Barthes la définit par rapport à la langue et au style. Pour lui, l’écriture est tout d’abord « une réalité formelle », ainsi « l’identité formelle de l’écrivain ne s’établit véritablement qu’en dehors de l’installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d’abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, et le choix d’un comportement humain, l’affirmation d’un certain Bien, engageant ainsi l’écrivain dans l’évidence et la communication d’un bonheur ou d’un malaise, et liant la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d’autrui ». De ce fait, l’écriture s’entend comme « fonction » chargée d’exprimer le rapport entre la création et la société. Elle est aussi une liberté dans le geste du choix autant que dans sa durée642. Dans son article « La poétique du figural dans l’esthétique de Francis Ponge », Annette E. Sampon affirme qu’un des problèmes confrontant le monde au début du XXe siècle provient du fait que l’homme devient un verbal. Autrement dit, il perd sa capacité de visualiser, désormais les mots n’évoquent plus d’images, ils sont réduits à de simples moyens pour classifier ou pour désigner. Le rôle des auteurs se manifeste dans la bonne intention de rendre aux mots leur épaisseur et leur pouvoir visuel. Julien Gracq, comme Francis Ponge, recourt à de multiples techniques dans le seul objectif de mettre en valeur le contenu de l’écriture. Il lui confère une dimension plastique où l’espace textuel et l’espace plastique convergent pour crée un espace figural. L’écrivain ne cherche pas seulement la lisibilité dans l’écriture mais aussi la visibilité. Il est donc tout à fait légitime de considérer Gracq comme un écrivain visuel et d’esthétique picturale. La poétique du figural, d’après l’auteur de cet article, est une des nouvelles formes poétiques qui caractérisent la littérature du siècle précédent. Elle vise le langage et cherche à lui rendre sa force visuelle. L’insertion des forces du figural dans l’espace textuel permet d’ouvrir un autre espace, ce qui « oblige le lecteur à franchir le seuil du signifié pour se sensibiliser au signifiant »643. Gracq relève le défi au signifié et à l’espace textuel, en utilisant des moyens qui ralentissent la lecture. Il ne s’agit pas pour lui de raconter quelque chose de différent mais aussi de faire voir le texte. L’œil, en parcourant son texte, s’arrête sur certains signifiants où convergent le dire et le voir. Le lecteur se trouve transformé inconsciemment en spectateur de ses textes, il est obligé de franchir un nouvel espace où le texte lu devient un texte vu.

Ce qui nous intéresse maintenant, c’est de voir comment l’écriture gracquienne élabore un texte visuel et crée la spécificité de l’écrivain par rapport aux autres. La disposition de la parole sur la page nous intéresse aussi. Avec la révolution informatique, plusieurs types de caractères sont mis à la disposition de l’écrivain. La typographie devient un moyen de faire jouer l’écrit sur la page, en la rapprochant de l’art plastique. Certes, nous ne voyons pas de dessins, de calligrammes, mais l’écriture fait voir par le seul fait de la graphie. La plupart du temps, le texte est composé en caractères romains, les caractères inclinés vers la droite peuvent être utilisés dans certains cas. Mais, cela n’en va pas toujours ainsi pour Gracq qui prend en charge la liberté d’utiliser les caractères obliques. Le lecteur est frappé par sa fréquence excessive dans le corps du texte ; nombreux sont les mots mis en italique dans chaque récit. A titre d’exemple, nous soulignons quatre occurrences dans la deuxième page d’Au château d’Argol et d’Un beau ténébreux, deux dans la deuxième du Rivage des Syrtes,tandis que la première page d’Un balcon en forêt est marquée par troisapparitions. Les mises en italique « entrent, d’après Jacqueline Michel, dans l’aventure, ou plus exactement dans le rituel d’une écriture qu’(elle) aimerait qualifier à la fois d’initiatique et d’initiatrice »644. Les mots en caractère différent méritent toute notre attention, car ils donnent un nouvel aspect au texte et déterminent sa véritable signification. Pour Gracq, l’italique sert à mettre l’accent sur un mot clé, essentiel dans la phrase. Ce mot distingué par ses caractères différents est « un mot carrefour ou un mot piège »645, ayant son poids dans la phrase. La typographie en italique confère en effet au mot et à la phrase, dans laquelle elle se trouve intégrée, une charge de sous-entendu mise en action. Grâce à ce mot, la phrase est solennisée et dotée d’une résonance autre parce qu’elle est mise au « diapason » d’un motif caché. Jacqueline Michel voit dans la chaîne des italiques d’un récit « une lisère sensible où s’enregistrent les mouvements d’interaction du dit et du non-dit du texte »646. Autrement dit, l’italique s’apparente d’une manière ou d’une autre à un élément pictural du tableau dont le non exprimé reste caché derrière les éléments apparents aux yeux du spectateur. Cela nous amène à parler de l’aspect ornemental de l’italique.

Loin de ce que signifie l’italique, le lecteur est aussi très attentif au terme pourvu d’un autre caractère. En prenant de la distance, il est amené à faire l’expérience d’un face-à-face, c’est-à-dire que sa position devient comparable à celle du spectateur devant le tableau. En tant que mode visuel de transmission des messages linguistiques, l’écriture arrête son regard. La moindre différence provoque sa curiosité et suscite des interrogations. Il voit que l’homogénéité du texte est troublée par ce qui est anormal. A vrai dire, le mot en italique influence l’écriture et l’espace pictural qu’est la page. La question primordiale qui peut sauter à l’esprit du lecteur-spectateur : cet alignement ne rappelle-t-il pas par exemple la calligraphie? Selon le Dictionnaire des genres et notions littéraires, le calligraphe est seul apte à reconstituer l’association originelle de l’écriture et de la peinture. Gracq veut-il se mettre en concurrence avec le peintre ? Toutes ces questions sont soulevées à la vue de l’italique au cœur des caractères romains. Nous nous demandons si c’est une tendance vers le pastiche de la peinture, si l’écrivain veut faire de la page une toile. La combinaison de l’espace blanc et du caractère oblique accorde à la page par conséquent une forme visuelle. Ainsi, le visuel s’insinue-t-il une autre fois dans l’espace textuel. Arrêtons-nous maintenant sur quelques pages d’Un beau ténébreux qui manifestent une singularité à propos de l’organisation du blanc et du noir sur l’espace du texte. Nous prenons la page 197 comme exemple : la page est composée en fait de quatre paragraphes séparés par des espaces blancs et par deux lignes pointillées (séparant les deux derniers paragraphes). Tout cela contribue à faire voir le texte d’une autre manière et à le lire différemment. Cependant une nouvelle forme visuelle intrigue le lecteur qui arrive à distinguer à l’intérieur de ce texte quatre mots en italique : trois (détachement, voir et sont) tracent les lignes du premier paragraphe et un (Lohengrin) se trouve dans le dernier. La mise en page de longues phrases, la ponctuation (les guillemets, les traits d’union, les deux points), le chiffre « 8 » : tout cela joue sur l’œil du lecteur-spectateur et le rend sensible à la picturalité de la page.

La page 196 présente un autre exemple de la page visuelle à cause de ses paragraphes denses et hétérogènes, entrecoupés de grands espaces blancs. À l’opposé, un seul paragraphe long remplit l’étendue blanche de la page 181, tandis que la première ligne du deuxième paragraphe saute sur la page suivante. Toutes ces techniques ont le privilège d’accorder au texte gracquien la qualité du visuel. Multiples sont encore dans ce récit les pages qui attirent le lecteur par la forme spéciale de leur typographie, et qui provoquent l’impression d’être devant un espace pictural et non un espace de transcription. Tout cela est redevable à l’italique qui attribue au texte une vue distinguée. C’est encore André Breton qui en a établi l’usage. Parfois, le lecteur gracquien se trouve forcé de changer sa manière de lire selon un processus de décalage. Revenons maintenant à ce passage qui mérite d’être examiné :

‘« Pourquoi faut-il que je me représente Allan toujours hésitant sur cette crête, toujours baigné de cette lumière double, toujours jouant sur les deux tableaux  ? »647.’

C’est sur cette formule « Sur les deux tableaux » que se focalisent non seulement les lignes de force du texte mais aussi le regard du lecteur. Grâce à ces mots, un autre niveau d’écriture est suggéré. La mise en italique de « sur les deux tableaux » connote à l’évidence la véritable visée de l’écrivain qui tente, du temps en temps, de se mettre à la place d’un peintre. La description donnée dans les pages précédentes parle d’un double décor d’ombre et de lumière qui se rapporte au dernier acte de Lohengrin : il s’agit de la chambre noire et du jardin éclairé. Au lieu de se référer au terme « description » pour déterminer le rôle de son personnage dans le récit, Gracq utilise ici le mot « tableaux » au pluriel, en le distinguant des autres éléments de la phrase par ce caractère oblique. La volonté de faire de l’écriture une peinture se manifeste clairement à travers le choix du mot « tableaux » accentué par l’italique. Ainsi, la description de la chambre obscure et du jardin devient-elle, selon l’expression de Gracq, deux tableaux. Voilà une déclaration évidente qui surgit sur la surface de la page-toile portant la signature d’un écrivain peintre qui affirme la transformation de son écriture en tableau. Le doute qui nous gagne à l’ébauche de cette étude disparaît avec cet aveu clair de la part de l’écrivain. Nous concluons que l’italique met en relief un mode de fonctionnement particulier du texte qui se fonde sur une analogie avec la peinture. Le texte doit être perçu désormais comme une image munie d’un message mis à la disposition du lecteur à la faveur des mots. En revanche, cette image est constituée par les mots eux-mêmes (les lettres, la ponctuation, la disposition typographique). D’où l’importance accordée à la valorisation du visuel dans l’écriture de Gracq.

L’italique envahit en réalité un grand espace d’Un beau ténébreux. En dehors de son emploi arbitraire déterminé par Gracq, deux lettres, portant la signature de Christel et d’Allan, sont écrites toutes entières en italique et occupent plusieurs pages du récit. Le recours à ce procédé d’écriture conduit à multiplier les pages visuelles. L’italique souligne aussi la citation des autres œuvres littéraires insérées à l’intérieur du texte gracquien. En d’autres termes, un nouvel espace textuel s’introduit dans le texte principal ; cela sert sans doute l’intrigue mais aussi distribue autrement la page-toile. Le travail du chapitre suivant se concentre sur l’insertion des textes étranges dans le texte gracquien. L’insertion littéraire s’opère également sur l’espace textuel et celui du roman. Outre l’impression de la picturalité qu’il provoque chez le lecteur, le texte extérieur tient, comme nous allons le voir, un rôle d’éclaircissement. Ce qui nous intéresse dans le chapitre suivant, ce n’est plus son côté esthétique mais plutôt sa fonction sur le plan diégétique du récit.

Notes
642.

BARTHES, Roland. Le Degré Zéro de l’écriture,suivi de nouveaux essais critiques. Paris : Seuil, 1972, pp. 14-17.

643.

SAMPON, Annette E. « La Poétique du figural dans l’esthétique de Francis Ponge ». Dans The French review. Feb. 1987. Vol. 60, no. 3, p. 340.

644.

MICHEL, Jacqueline. « La Puissance imageante de l’italique dans les récits gracquiens ». Dans Julien Gracq : actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 420.

645.

GRACQ, Julien. Entretien avec Jean-Louis Tissier. op. cit., p. 1206. Dans André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, Gracq définit l’italique comme « une sorte de coefficient algébrique fait pour multiplier magiquement sa puissance, le faire littéralement exploser, que le mot se trouve d’un trait de plume mystérieusement affecté ». Le mot en italique « est destiné à faire sentir, par rapport à la phrase, la vibration d’un diapason fondamental, – indique le jour exact sous lequel elle doit être lue, à la façon très précisément d’une intonation parlée : il s’agit alors de ce qu’il serait légitime d’appeler la phrase « ton de voix ». Œuvres Complètes I, op. cit., p. 503.

646.

MICHEL, Jacqueline. op. cit., p. 420.

647.

Un beau ténébreux, p. 199.