II- Intertexte implicite

Au château d’Argol est le premier récit de Julien Gracq où la légende du Graal tient un rôle primordial. La connaissance du mythe doit effectivement à deux œuvres de Richard Wagner : Lohengrin et Parsifal qui lui ouvrent la voie d’autres lectures. Gracq lit en traduction le Parzival de Wolfram von Eschenbach (source d’inspiration de Parsifal et de sa pièce de théâtre Le Roi pêcheur) et les récits de la légende arthurienne. Les différentes lectures constituent sa formation légendaire et trouvent ainsi leur place dans sa première écriture romanesque. Dans « L’avis au lecteur », l’auteur fait allusion au commentaire de Nietzsche sur la version wagnérienne de Parsifal, il cite de même les paroles d’un autre critique dont la référence reste introuvable705. Si Gracq reste fidèle à cet auteur anonyme, en mettant sa parole entre guillemets, son intervention à propos de Nietzsche exprime une position de critique. Cela nous amène à parler de la métatextualité que Gérard Genette définit comme le commentaire d’un autre texte. Le lecteur peut d’emblée saisir que le récit est mis sous l’autorité d’autres écritures, qu’il ne peut être vu qu’un prisme de la légende du Graal. L’écrivain, en composant son livre, la réinterprète sans trop respecter ses modèles. Il y déclare franchement que son livre n’est que « la version démoniaque » du chef-d’œuvre du compositeur allemand. Ainsi, il bâtit son récit autant dans sa forme que dans son fond, en inversant le sens de ce mythe et en brouillant l’ordre de ses éléments. Argol promet selon la déclaration de Gracq une « lumière nouvelle »706 sur certains problèmes humains, surtout celui du Salvateur comme nous allons le voir plus tard.

Un texte nouveau se produit dès que le mouvement de la production met en travail. Dans le cas du texte gracquien, la productivité se fonde sur la transposition et la transformation des textes étrangers ; le produit final s’avère un mélange de plusieurs éléments opposés. Ainsi, le texte d’Argol est-il le greffon que Gracq veut obtenir de l’insertion du texte mythique. Le greffage consiste à incorporer les greffes wagnériennes dans les fibres textuelles, à les assimiler puis à les modifier. La première greffe insérée dans le texte d’Argol est directement soulignée par l’auteur lui-même. Cependant, le lecteur doit attendre jusqu’au chapitre 9 « La chambre » pour se mettre en accord avec lui. Dans le passage qui raconte l’entrée d’Albert dans la chambre d’Herminien, l’écrivain greffe les idées directrices du mythe du Graal à l’intérieur de la sienne. Etant l’objet du discours en deux pages, le mythe passe en effet par la description d’une gravure de Dürer. En décrivant les personnages légendaires (Amfortas, Parsifal, Kundry, Gurnemanz et les chevaliers ensevelis), Gracq instaure sa propre version du Graal. Le sens qu’élabore son discours vient contredire le sens vrai du mythe et correspond exactement à ce qu’il dit dans les premières pages du récit. L’écrivain, en transposant Parsifal de Richard Wagner, bouleverse les critères du bien et du mal et lui accorde un sens inverse. Nous pouvons dire que l’imitation n’est pas aveugle. Au contraire, elle subit la bonne intention de l’écrivain d’exercer une modification radicale sur le texte original.

Bien qu’il puise dans la source chrétienne de la légende du Graal (Parsifal de Wagner), Gracq lui donne une version tragique contredisant celle de l’écrivain allemand. « L’avis au lecteur » dit franchement son point de vue à propos de l’inclination du mythe vers une interprétation religieuse du Graal. En réalité, l’écrivain français a l’intention de ranimer l’esprit des origines païennes de la légende, de la dépouiller de toute salut religieux et de la rapprocher de la quête du Surréalisme. C’est autour de cette pensée qu’il réinterprète le mythe dans ses écritures poétiques, en lui attribuant un sens nouveau. Pour lui, mettre le mythe à la lumière chrétienne aboutit à obscurcir son sens. En cela, il s’écarte de la pensée de Wagner mais se rencontre avec lui sur ce point : pour l’un comme pour l’autre, la quête doit mener à une nouvelle vie terrestre, c’est-à-dire qu’elle doit être dépourvue de toute transcendance707. Dans ses « Notes » sur le texte d’Argol, Benhild Boie soutient ce point de vue : « […] ce qui importe à Gracq dans l’œuvre de Wagner comme dans les légendes médiévales, c’est leur charge de promesses terrestres ; ce qu’il en écarte, c’est toute transcendances »708. Le détachement de tout lien religieux devient une condition pour sauvegarder la valeur du sacré comme essence.

Pour constituer sa propre vision tragique sur le Graal, Gracq rejette donc toute symbolique chrétienne fondamentale dans l’œuvre wagnérienne, surtout celle de salut et de damnation. A son tour, il recrée la légende. Si la blessure chez le compositeur allemand est à la fois « marque de damnation et signe du salut », elle devient chez Gracq « le signe du désir, de son soleil et de sa nuit. La blessure appartient désormais à la femme, qui la porte et qui l’inflige »709. Dans l’opéra de Richard Wagner, Amfortas est blessé d’une lance renvoyant à celle qui a percé le corps du Christ. Le rôle de Parsifal consiste à fermer la blessure du roi, à apaiser ses souffrances et à racheter le monde. A l’opposé, Albert (Parsifal) dans Au château d’Argol tente de venger la blessure de Heide (Kundry), en tuant Herminien (Amfortas) par une arme identique (couteau). Par ce geste, il renonce au Graal, sa quête de la vérité du monde reste inachevée. En d’autres termes, Julien Gracq désaxe les symboles wagnériens, il les ordonne dans une hiérarchie nouvelle afin de pervertir la signification du mythe. Le rôle assigné à Parsifal en est la preuve. Celui-ci n’est plus le rédempteur qui cherche à sauver le monde par sa rédemption. Au contraire, il devient un être complexe renonçant à sa quête liée au savoir de la vérité pour être l’« enjeu dans l’affrontement qui oppose Kundry à Amfortas »710. La lance n’est plus « l’instrument de la délivrance mais celui de la confusion »711. Disons que la rédemption n’a pas de sens chez Gracq.

Ainsi, le chapitre « La chambre » se clôt sur la dernière phrase de Wagner « “Rédemption du Rédempteur” »712. La phrase signifie que la quête est accomplie, que le Graal est obtenu. Chez Gracq, elle a une autre explication : elle annonce la permanence du désir, l’attente et l’éternel recommencement de la promesse. Bernhild Boie affirme que « le refus de se fixer dans une vérité accompagne le thème du désir à travers les œuvres de Gracq »713. Voilà ce qui accentue l’écart entre Wagner et Gracq. Tandis que le premier a tendance à associer d’une façon exemplaire le Christianisme, le mythe médiéval et le Romantisme, Gracq jette le doute sur la christianisation du Graal et renforce le point de vue du Surréalisme. « L’avis au lecteur » porte entre ses lignes l’aveu que le contenu du récit s’apparente à certains ouvrages de cette école. Par là, l’écriture intertextuelle met en évidence l’originalité de l’écrivain.

Nous pouvons conclure que le texte gracquien est la recréation de plusieurs textes étrangers qui se rencontrent sur la surface blanche de la page. Gracq manifeste un esprit ouvert pour l’autre, son texte ouvre son espace à l’accueil des autres extérieurs. Sa singularité se montre, plus exactement dans le fait de créer un espace nouveau d’écriture depuis l’espace des autres et de tramer des fils de contact avec des textes déjà lus. L’écrivain parvient à les incorporer aux fibres de sa propre texture, les assimiler et les modifier. C’est par ce fait que son espace textuel est créé. Ce métissage ne va pas sans accorder au texte sa qualité d’hétérogénéité. Bien qu’il commence tard l’activité de l’écriture, Louis Poirier affirme rapidement sa faculté d’écrire. Un événement occasionnel aide à l’éclatement de son talent poétique. En effet, l’arrivée à Paris dans l’année 1929 lui ouvre à la fois les portes de l’art ancien et du moderne. Pendant cette visite, Gracq connaît le drame lyrique de Richard Wagner. Raison pour laquelle il décide de quitter définitivement Nantes pour rejoindre le lycée parisien. C’est à Paris qu’il éprouve un attachement fort à l’opéra du compositeur allemand et qu’il découvre l’art contemporain. La ville le met directement en face de l’art plastique, du cinéma et de la littérature du XXe siècle jusqu’à la prise par le courant du Surréalisme. La découverte de ces deux arts (le théâtre lyrique de Wagner et la poésie surréaliste) à la même époque affecte véritablement son écriture poétique ; ils deviennent les lignes directrices de ses premiers écrits. En eux Gracq favorise le fait que la quête du Graal est une aventure terrestre. Cela devient son point de départ, le romancier réussit ensuite à amalgamer l’ancien au moderne. La fusion est le fait de son écriture intertextuelle.

Notes
705.

« L’œuvre de Wagner se clôt sur un testament poétique que Nietzsche a eu le grand tort de jeter trop légèrement en pâture aux chrétiens, prenant ainsi la grave responsabilité d’égarer les critiques vers un ordre de recherches si visiblement superficiel que la gêne violente que l’on éprouve à entendre encore aujourd’hui parler de « l’acquiescement du maître au mystère chrétien de la rédemption », alors que l’œuvre de Wagner a toujours si nettement tendu à élargir davantage les orbes de sa recherche souterraine ». Au château d’Argol, p. 4.

706.

Au château d’Argol, p. 3.

707.

Sur la parole d’Allan, Gracq dit : « La quête de Graal fut une aventure terrestre. Cette coupe existait, ce sang ruisselait, de la vue duquel les chevaliers avaient faim et soif ». Un beau ténébreux, p. 148.

708.

Voir les Notes sur la page 4, no 4, p. 1147. Dans une lettre adressée à Louis II de Bavière, Wagner dit à propos de sonParsifal : « Il me semble que cette œuvre m’a été soufflée par l’Esprit pour garder au monde son secret le plus profond et le plus sien, la foi chrétienne la plus authentique – que dis-je : pour éveiller cette fois à une vie nouvelle ». Cité par B. Boie. GRACQ, Julien. Œuvres Complètes I, op. cit., p. 1241.

709.

Voir Notice à propos du Roi pêcheur. Œuvre Complètes I. op. cit., pp. 1244-1245.

710.

Ibid., p. 1246.

711.

Ibid., p. 1245.

712.

Au château d’Argol, p. 85. Il est à noter que l’emprunt constitue une citation claire mise entre guillemets

713.

Notice à propos du Roi pêcheur. op. cit., p. 1246.