III- Rapport Paratextuel dans Un beau ténébreux

‘« Il n’est pas rare – on l’a déjà remarqué – qu’un écrivain, lorsqu’il dispose des qualités de mise au point consciente indispensables, et du don de la formule, mette en évidence au sein même de son œuvre la clé qui sert à l’ouvrir sous la forme significative du titre »714.’

Selon Gracq, le titre est la clé qui sert à ouvrir les portes closes du monde romanesque. Il est d’ailleurs « la seule occasion qu’ait le romancier de communiquer en personne (et comme personne sociale) avec son lecteur, lui disant, mais ne lui disant pas seulement : achète ce livre ; à tout le moins, lis-le »715. C’est le seul contact direct que l’auteur (et non pas le narrateur) peut entreprendre avec son lecteur. Il est plutôt, comme le dit Michel Hausser, la parole adressée de l’auteur sans intermédiaire au lecteur. Cette parole considérée comme hors-texte est aussi empruntée, dans le cas d’Un beau ténébreux, aux autres titres. Nous signalons de prime abord que le titre désigne, à la différence des autres récits de Gracq, un nom de personnage et non pas un nom de lieu. « Beau ténébreux » possède en effet un référent littéraire renvoyant au surnom donné à Amadis de Gaule, héros du célèbre roman de chevalerie (1508) de Garcia Rodriguez Montalvo. L’expression est reprise par les Romantiques et utilisée par Gracq comme titre du récit. Le lecteur peut se rendre compte que le titre connote un personnage littéraire daté de quatre siècles, que la destinée du héros de ce récit est unie à ses homologues. Quant à l’article indéfini « un », sa fonction est aussi remarquable dans ce syntagme nominal. Selon Bernhild Boie, il ôte au nom auquel il est attaché toute singularité et toute individualité. Il est là pour déclarer que le titre n’est pas original ou unique, qu’il renvoie à un type connu, à un référent dont l’écrivain s’inspire. Ruth Amossy voit dans cette reprise précédée de l’article indéfini les jeux de la réitération fidèle et de la prise de distance ironique. Par là, le titre joue un rôle dans le jeu des allusions littéraires abondantes dans ce livre. Gérard Genette appelle ce type d’imitation « paratextualité ». Pour lui, toute relation tissée entre un texte et un des éléments qui l’environnent (titre, sous-titre, préface, postface avertissement, notes etc) se définit par cette notion. Ainsi, une œuvre peut-elle fonctionner comme un paratexte à une autre au niveau du titre de l’ouvrage, des titres intérieurs de chapitres et de parties. C’est pour cela que nous focalisons notre attention ici sur le titre de ce récit qui souligne singulièrement un rapprochement avec d’autres ouvrages littéraires.

En général, le titre a une double orientation : le lecteur et le texte. Il doit aussi bien servir l’intrigue que satisfaire le goût du lecteur et attirer son attention :

‘« Le titre de roman est un message codé en situation de marché, il résulte de la rencontre d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire »716.’

Selon l’expression de Ruth Amossy, le titre est le seul producteur d’intérêt romanesque. Certes, il exprime dans la plupart des cas un cliché suscité déjà dans la littérature, mais il reste pour toujours l’élément de l’attraction. En l’occurrence, « Un beau ténébreux » renvoie à un texte ancien et rappelle au lecteur l’image de l’amoureux désespéré par sa maîtresse. Beau ténébreux a également des racines chez les Romantiques chez qui le sens de ce terme devient plus général. Autrement dit, l’allusion littéraire que constitue le titre du récit gracquien prend la forme de cliché. Grâce à ce cliché, le lecteur peut avoir une idée sur la représentation du livre, car le titre n’annonce que ce qui est déjà connu de tout le temps. Disons que le beau ténébreux de Gracq promet un exemplaire tardif des modèles romantiques. Cependant la fiction n’est jamais un pastiche quelconque, elle demeure la preuve d’une originalité absolue et d’une création au sens vrai du terme. Le titre « exhibe les modalités essentielles de l’écriture gracquienne », « constitue à la fois un défi amusé et un manifeste poétique »717. Il reste un modèle de la manière dont le romancier lit les écritures des autres en vue de les insérer ensuite dans les siennes.

Quant Au château d’Argol, Bernhild Boie y voit un appel explicite aux titres des romans noirs, surtout celui du Château d’Otrante de Walpole et encore du Château des Carpates de Jules Verne. Le jeu des allusions littéraires nous amène enfin au pseudonyme que le professeur Louis Poirier choisit pour se connaître comme écrivain. Loin de sa sonorité de trois syllabes, le nom « Julien Gracq » a des références à la fois historiques et littéraires. « Gracq » n’est que l’homonyme des Gracques718, tandis que « Julien » rappelle le nom littéraire de Julien Sorel. Ce n’est donc pas surprenant que l’allusion littéraire devienne chez lui un procédé pour écrire.

Notes
714.

GRACQ, Julien. André Breton. Quelques aspects de l’écrivain. op. cit., p. 429.

715.

HAUSSER, Michel. « Sur le titre de Gracq », in Julien Gracq : actes du colloque international Angers, 21-24 mai 1981. op. cit., p. 166.

716.

Cité par AMOSSY, Ruth. Les Jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de Julien Gracq. op. cit., p. 21.

717.

Ibid., p. 22.

718.

Gracques sont des surnoms donnés à Tiberius Sempronius Gracchus et à son frère Caius, deux hommes d’Etat romains, en raison de leur tentative infructueuse de réformer le système social romain.