IV- Une écriture en abyme

L’étude de l’intertextualité dans l’œuvre romanesque de Gracq nous montre une autre forme de l’intertextualité qui concerne cette fois-ci plusieurs textes de l’écrivain lui-même. Il s’agit tout simplement de l’ensemble de la répétition et de l’autoreproduction qui met en réseau ses différents textes. Ce type d’intertextualité est appelé par Jean Ricardou « restreint » dans la mesure où il concerne des textes portant la signature du même auteur. A l’opposé, l’intertextualité « générale » est définie par le rapport intertextuel tissé entre des textes appartenant à des écrivains différents. Partant des études réalisées par cet auteur, Lucien Dällenbach propose le terme d’« intertextualité autarcique » ou plutôt celui d’« autotextualité » pour désigner « l’ensemble des relations possibles d’un texte avec lui-même »719. Il exclut de ses vocables les termes d’intertextualité externe et d’intertextualité interne annoncées dans Pour une théorie du nouveau roman. La reprise d’un énoncé déjà dit par le même auteur le ramène à définir la mise en abyme comme un exemple parfait des rapports autotextuels. Il finit pour célébrer ce type de rapport comme « une citation de contenu ou un résumé intratextuel »720.

Ainsi la répétition devient-elle chez Gracq un mécanisme d’écriture qui se propage intensivement dans sa production littéraire. En effet, l’écrivain montre un penchant pour ce type d’écriture dite autotextuelle. Les textes des récits qui font notre corpus en restent les bons témoins. Ils soulignent entre eux un rapprochement sur plusieurs niveaux. Sur le plan structurel, les quatre possèdent presque le même commencement et la même fin ; chaque récit s’ouvre par un voyage vers un pays inconnu pour le personnage principal et s’achève par une fin certaine : la mort. Les vacanciers d’Un beau ténébreux se trouvent situés dès l’incipit dans un lieu lointain, alors que la mort est annoncée implicitement dans Le Rivage des Syrtes. Le narrateur de ce dernier livre raconte une histoire rétrospective : il est le seul survivant d’une guerre engendrée par son aventure maritime. Il s’agit dans le cas présent de la destruction d’un pays dont la description occupe une grande partie du récit. Les trois autres fictions s’achèvent par une scène suspendue comparable, tout en laissant le lecteur dans un état de confusion sur la crédibilité de la mort. La fin tragique du personnage n’est pas littéralement dite, elle est évoquée par une scène suggérant la mort. Autrement dit, Au château d’Argol, Un beau ténébreux et Un balcon en forêt reprennent la même scène finale. Le voyage, l’attente et la mort sont encore des thèmes communs qui assemblent ces textes différents du Gracq.

Au niveau diégétique, les quatre textes sont dénués d’événements à proprement parler, alors que la forêt, le château, la mer restent les éléments diégétiques concernés par la description. Tout cela confirme l’écriture autotextuelle de Gracq et fait de son œuvre un texte en abyme. Quelquefois, la ressemblance touche même la situation sociale du personnage, l’incipit d’Au château d’Argol et du Rivage des Syrtes nous parle d’un héros riche appartenant à une famille illustre. Quant à la femme, elle souligne une présence moins fréquente dans les écrits de Gracq. Heide, Mona et Vanessa sont les seules dans leur univers romanesque, tandis que celui d’Un beau ténébreux atteste la présence des trois femmes : Christel, Irène et Dolorès. Concluons que la répétition touche les éléments constitutifs des récits gracquiens. En plus, ces fictions sont communs sur un autre point : elles sont dépourvues de ce que nous appelons le temps chronologique à l’exception du journal de Gérard dans Un beau ténébreux, fait des subdivisions datées. Le premier livre de Gracq et le troisième reprennent d’ailleurs la même structure, c’est-à-dire qu’ils sont subdivisés en chapitres titrés, tandis que le deuxième et le quatrième se divisent en fragments. Cette disposition engendre en effet l’accélération des événements. Nous nous demandons ici si l’écrivain procède par alternance dans son écriture de fiction.

Bref, un rapport de mise en abyme naît entre les quatre livres du romancier. Nous nous intéressons maintenant à déceler un autre élément autotextuel se rapportant au titre. Au château d’Argol, Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt ont un titre de lieu. L’autotextualité s’inscrit donc au plan de la paratextualité, ce qui confirme la déclaration de Gérard Genette : les différents types intertextuels ne restent pas isolés, ils tissent entre eux un rapport de communication. L’autotextualité marque parfois les phrases et les signifiants qui se répètent comme des leitmotivs dans plusieurs textes de l’œuvre romanesque. A titre d’exemple, nous citons cette phrase-ci reprise dans les textes d’Au château d'Argol et d’Un beau ténébreux :

‘« La main qui inflige la blessure est aussi celle qui la guérit »721.
« La main qui fait la blessure peut aussi la fermer »722.’

Emprunt explicite à Hegel, la phrase semble avoir pour fonction de célébrer un rapport d’autotextualité. Le syntagme nominal « jaune terne des ajoncs »723 dans le texte d’Argol participe également au tissage d’Un beau ténébreux sous forme des « ajoncs jaunes »724. Le silence qui caractérise le monde imaginaire de Gracq reste encore un trait commun entre les différentes fictions. Le terme revient sous des aspects variés dans les textes étudiés. Par exemple, le silence des oiseaux qui est le point du contact entre eux émerge sur l’espace textuel de la page à travers les signifiants suivants :

‘« [...] mais Albert fut frappé par la rareté et la triste monotonie du chant des oiseaux »725.
« [...] je l’aime pour ses abords silencieux, le bois de pins sans oiseaux »726.
« [...] mais Grange était frappé par le silence de ce bois sans oiseaux »727.’

Comme nous le voyons, les trois textes se rencontrent grâce au recours à des mots portant un signifié identique. Le troisième exemple reprend presque les mêmes signifiants que le premier. A l’évidence, l’image du bois silencieux ou dormant associée au thème de l’attente ou celui de la mort ne disparaît pas des textes de Gracq, elle devient le refrain dans tous ses écrits poétiques.

Sur le plan typographique, l’italique, la majuscule et les guillemets restent les caractéristiques communes de tous les textes du romancier et deviennent pour le lecteur un signe de reconnaissance de l’écriture gracquienne. L’intérêt de l’autotextualité provient de son pouvoir d’associer les différents textes de Gracq et de les présenter dans une relation de continuité, elle produit d’ailleurs un réseau d’éléments formant les constantes de son écriture. Le rapport du texte gracquien avec lui-même ou avec d’autres textes étrangers est pris en charge par deux termes littéraires récents : l’autotextualité et l’intertextualité. Si l’intertextualité a pour objectif de multiplier les sens dans un texte à travers l’insertion des plusieurs textes à l’intérieur de son tissu devenu hétérogène, l’autotextualité favorise de manifester l’unité des différents textes du même écrivain. Elle engendre un effet de solidarité et de continuité entre ses multiples textes et prône un sens unique se rapportant à l’œuvre toute entière. C’est donc à la faveur de la ressemblance et de la répétition que les textes de Gracq tissent sur les niveaux du signifié et du signifiant un rapport autotextuel.

Notes
719.

DÄLLENBACH, Lucien. « Intertexte et autotexte ». Dans Poétique.1976. No 27. Paris : Seuil, p. 283.

720.

Ibid, p. 284.

721.

Au château d'Argol, p. 21.

722.

Un beau ténébreux, p. 262.

723.

Au château d'Argol, p. 10. C’est nous qui soulignons le syntagme dans les deux exemples-ci dans le but de mettre en lumière les termes identiques.

724.

Un beau ténébreux, p. 154.

725.

Au château d'Argol, p. 10.

726.

Un beau ténébreux, p. 124.

727.

Un balcon en forêt, p. 7.