La « narraticité » de l’espace

Nous avons essayé dans la deuxième partie de notre travail d’expliquer la nature du rapport entre l’espace et d’autres instances narratives. Dans notre cas, il s’agit des personnages. Partant d’un principe qui trouve ses sources dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, nous avons pu suivre le développement du premier lien né entre les protagonistes de Gracq et le monde extérieur. Cette relation se définit au fur et à mesure de l’avancement des chapitres. Notons que le premier rapport d’attraction s’accomplit en un rapport de transgression conduisant dans le récit du Rivage des Syrtes au déclenchement de l’action. Puisqu’ils assument la responsabilité d’établir le contact avec l’univers, les cinq sens sont mis en alerte. Ils sont à vrai dire l’origine de la perception spatiale. Sous cet angle, l’espace devient une question de perception : observer les manifestations d’aura, sentir ses odeurs, identifier ses couleurs deviennent la tâche du personnage gracquien. Que ce soit naturel ou factice, le lieu produit des effets sensoriels sur lui auxquels il répond par des sentiments de joie ou d’angoisse. Ce contraste, nous l’avons abordé sous le couple euphorique vs dysphorique. Ainsi la fiction se tisse-t-elle depuis les sentiments et les sensations que le héros a éprouvés devant les signes annonciateurs du monde extérieur. En effet, l’analyse que nous avons proposée est agencée autour les perceptions et le mouvement du personnage. Entrer en rapport avec le cosmos aboutit chez Gracq à rejeter l’autre et à assujettir aveuglément la puissance de l’espace. Du point de vue linguistique, cet assujettissement est traduit par le retour à la forme impersonnelle du sujet (« il semble », « il paraît ») ou par la prédominance de l’espace et de ses composantes comme un sujet principal de la phrase. Nous avons également remarqué la fréquence des verbes de perception. Multiples sont encore les phrases dont le sujet principal est un organe de sens. Ce qui minimise l’importance du narrateur et accorde le premier rôle à l’espace.

Doté d’un charme spécial, le lieu inconnu constitue à lui-même un élément de provocation et attire le regard. C’est donc tout à fait naturel que le personnage de Gracq subisse son influence. Nous nous sommes arrêtée sur la première impression dégagée à la première vue du lieu inconnu dans l’espoir de mettre au jour le simultanéisme entre le mouvement du personnage et la représentation de l’espace. Ce mouvement varie selon la position de ce dernier qui se trouve tantôt en marche tantôt en contemplation. Cette attitude nous a fait distinguer deux types de lieu : lieux de parcours (la route et la forêt) et lieux de contemplation (la terrasse et la fenêtre). Le premier définit l’errance comme l’état favori du personnage gracquien, tandis que le deuxième dit le désir de dominer le monde par le regard. En aucun cas, la construction de l’espace n’est dissociée de la description. Nous savons bien que les récits de Gracq soulignent tous un point commun. Ils commencent par un trajet et se terminent par une fin décisive ; le voyage initial est ensuite multiplié par d’autres. Les voyages et les parcours représentés dans chaque récit conduisent par conséquent à la mise en œuvre de l’espace. Les moindres déplacements restent signifiants, ils deviennent les signaux de l’énonciation de l’espace. L’espace fictif des romans gracquiens n’est jamais défini tout de suite. Il se déploie progressivement, se ramifie à partir d’une variété de positions et de dispositions. Ce dispositif fait de l’espace une histoire qui a un début, une évolution et une fin. Cela conduit à dire que l’espace devient l’équivalent de la fiction. Sur le plan diégétique, les parcours, outre qu’ils mettent en lumière le lieu de l’action, forment l’ensemble des chaînes nécessaires à la constitution des événements. L’objectif poétique de Gracq consiste à mettre l’homme et l’espace sur un point d’égalité. L’espace n’est jamais réduit chez lui à un objet de quête. Il devient aussi le sujet de la quête dans le cas où l’homme subit totalement son attraction. Nous avons mentionné plus haut comment le guetteur, pendant les moments de la contemplation, se sent pris par le charme du paysage au point de la dépossession de soi. Ce qui veut dire que le rapport de l’homme et de l’espace est du type horizontal et non pas vertical. C’est un rapport qui favorise le dialogue et l’échange. Pour cela, l’espace gracquien a mérité la qualification d’actant qui a un pouvoir effectif sur les autres. En gros, la deuxième partie de notre travail a insisté sur la « spatialisation narrative »730. L’espace n’est plus un contenu mais une forme qui « gouverne, comme le dit Henri Mitterand, par sa structure propre, et par les relations qu’elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit »731. C’est dans ce sens que l’espace fictif de Gracq fonde le récit.

Il est évident que l’œuvre romanesque de Gracq se caractérise par la variété des lieux. Mais le lieu élevé demeure le lieu de la prédilection. Outre qu’il offre au guetteur une vue panoramique du paysage, il le met au seuil d’un autre monde invisible. Celui-ci peut être le substitut de lieu de la Révélation qui contient le secret de la vie. Placer le personnage sur un point élevé devient l’équivalent de le mettre en rapport spirituel avec le monde supraterrestre. Cette sensation, Gracq l’a affirmée lors de son ascension du mont sacré Montséguer. Dans ses récits, nous avons distingué le lieu élevé qui est une caractéristique de la topographie de l’espace fictif et celui qui a une connotation symbolique. Ce dernier est représenté une fois par l’horizon et l’autre fois par la terre montagneuse du Farghestan. Obsédé par le désir de la découverte, le personnage n’hésite pas à voyager vers le lieu interdit. Ce voyage détermine son destin et celui des autres. Parce qu’il est immatériel, le voyage vers l’horizon reste visuel. Le guetteur ne bouge pas de sa place, il focalise ses regards en direction de cette ligne illusoire dans l’espoir de remplir le vide intérieur et de sonder l’inconnu. L’importance accordée à l’horizon provient du fait que cette ligne reste le seul relais entre le visible et l’invisible, la terre et le ciel, l’ici et le là-bas lointain. Nous avons étudié l’horizon en rapport avec le jeu de la lumière, plus précisément avec deux moments décisifs de la journée : l’aube et le coucher du soleil. La lueur brillante et rosée en se répandant sur lui provoque l’imagination de l’observateur qui la considère comme le moment de la divination. Pour ce dernier, la luminosité de l’horizon porte des présages explicites sur l’avenir. Cela explique les regards perpétuels portés sur lui. Si le voyage vers l’horizon reste limité dans le cadre de la vision, le voyage vers le Farghestan est effectué par le déplacement d’Aldo à l’autre rive de la mer des Syrtes. Par opposition à cette ligne connue pour tout le monde, le Farghestan ne se définit que dans Le Rivage des Syrtes. C’est le seul lieu auquel Gracq attribue le nom de l’au-delà inconnu. Les circonstances qui accompagnent son apparition le rapprochent du lieu de la Révélation. Pourtant, ce lieu apocalyptique reste à la fois secret pour le lecteur et le héros. Gracq ne le décrit pas ; son personnage ne l’atteint que par le moyen de l’amour mystique. Cela met en cause l’identité du lieu de quête. La quête ne touche pas son but, les caractères du lieu de désir demeurent indéfinissables. Raison pour laquelle les fictions répètent le même incipit, l’écrivain est en état de recherche perpétuelle. Cela nous fait comprendre également pourquoi la fin dans tous les récits de Gracq reste suspendue. Nous concluons que l’écriture gracquienne prend une forme de spirale et qu’elle tourne autour des mêmes axes. C’est une écriture que nous pouvons qualifier aussi d’« indéterminée » : elle fait participer le lecteur par-delà la fin effective, en lui accordant une grande liberté de poursuivre en imagination le récit.

L’écrivain ne laisse pas sa créature sans issue, il lui propose un autre lieu de Révélation interdit mais palpable. La chambre qui se définit comme le lieu de l’intimité devient le deuxième lieu d’attraction. Ce lieu clos comprend des objets qui aident à déchiffrer l’énigme du récit gracquien. Cependant il s’agit toujours de la pièce de l’autre qu’il faut pénétrer. Entrer dans cette chambre veut dire s’identifier au propriétaire absent par ses objets et devenir son double. Le rapport avec l’espace qui commence par la fascination se développe pour finir en un rapport d’appropriation et de possession. Ce rapport inscrit la chambre dans l’enjeu de l’insaisissable atteint. L’espace gracquien n’est jamais un simple décor, ni un habitacle neutre. Il est une composante autonome voire une instance narrative. C’est pour cela qu’il faut tenir compte de son rôle actif.

Notes
730.

MITTERAND, Henri. Le Discours du roman. op. cit., p. 193.

731.

Ibid., p. 211.