Hétérogénéité de l’écriture spatiale

La description montre la parenté que le lieu gracquien peut tisser avec d’autres lieux légendaires. Par son calme absolu et sa profondeur, le bois de Storrvan et les Ardennes se montrent mystérieux, plus proche de la forêt des contes que d’un bois réel. Son château avec ses souterrains souligne un trait commun avec l’édifice du roman noir. En termes plus directs, la création spatiale consiste chez Gracq à bâtir un lieu d’après un autre. Un lieu qui n’a pas de rapport avec le réel. Un lieu imaginaire qui reprend les éléments essentiels du prototype et les représente d’une manière différente. Il s’agit dans ce cas d’une recréation de l’espace, car le romancier répète un modèle déjà fait. La reprise des exemplaires antérieurs nous entraîne à jeter un coup d’œil sur l’écriture de l’espace. L’espace textuel et les multiples procédés de la création spatiale sont l’objet de la troisième partie. Notre intérêt ne se porte plus sur l’espace en tant que lieu d’action mais plutôt sur l’écriture elle-même. La page reste sans aucun doute le lieu concret qui manifeste par excellence la compétence lexicale du scripteur. Certes tous les auteurs utilisent le même moyen de la communication, mais la singularité de chaque écrivain demeure dans les outils qu’il utilise.

L’écriture de l’espace constitue donc l’objet de la troisième partie. Nous avons considéré l’œuvre dans sa totalité verticale et non pas seulement horizontale. L’écriture gracquienne ne parle pas uniquement de l’espace, mais elle s’accomplit également dans l’étendue blanche que constitue la page. Celle-ci s’avère une composition métisse des éléments variés entre le littéraire et le non littéraire. Notre attention s’est focalisée tout d’abord sur des métaphores considérées comme une figure de style permettant l’intégration d’un lexème étranger à l’isotopie d’un contexte immédiat. Loin d’être une répétition de l’objectif de la première partie, la métaphore est abordée du point de vue stylistique et non rhétorique. La priorité est donnée ici au processus du transfert des qualités spécifiques de l’animé à l’inanimé, du concret à l’abstrait et de l’humain au non humain. Les figures de l’anthropomorphisme ne sont plus l’objet de notre préoccupation. La transposition sémique entre les deux pôles de la métaphore révèle le dessein attendu de l’écrivain qui paraît très attaché à son projet poétique de « la plante humaine ». En partant d’Au château d’Argol, nous avons pu déterminer l’objectif de Gracq : l’humanisation et l’érotisation du monde extérieur. L’analyse sémique nous a permis de voir comment le discours métaphorique aide parfois à comprendre mieux l’histoire que le discours romanesque. La fusion des champs lexicaux des différentes isotopies aboutit en conséquence à l’échange de leurs champs sémantiques et mène au dénouement. Les figures métaphoriques qui s’étalent sur une grande partie de l’œuvre ne sont jamais seulement l’affaire des mots. Au contraire, elles servent véritablement le récit. Certes, Gracq licencie la narration de son rôle, mais il la remplace par la description de l’espace qui fait suppléer des éléments explicatifs et renforce la tentation de la rhétorique ou du pittoresque. En d’autres termes, les paysages et les lieux décrits forment un réseau de figures qui forme l’essentiel de l’intrigue. Par là, la narration renonce à la servitude qui consiste essentiellement à raconter une histoire. Notre objectif est de prendre en conscience des rapports verticaux tissés entre les différentes métaphores répandues sur les chapitres du roman. C’est le seul moyen qui réalise l’unité du livre composé. Ce qui a suscité notre attention, ce n’est plus la représentation de l’espace, voire la représentation elle-même qui s’achève sur l’épaisseur des pages. L’accent est mis sur l’espace écrit seul apte à créer la spatialité de l’œuvre.

Métamorphosé en multiples aspects stratégiques, l’espace exerce à la fois un pouvoir sur l’évolution de l’écriture de Gracq et sur le rythme de chaque livre, notamment sur sa structuration en chapitres ou en séquences. L’écriture de l’espace témoigne d’une autre aventure gracquienne, lorsque l’écrivain essaie d’intégrer la technique picturale dans la littérature. En effet, Julien Gracq n’hésite pas à emprunter à la peinture ses éléments de base. Les couleurs, la technique du cadrage, l’utilisation des tableaux dans le tissu littéraire ont été l’objet de notre étude dans cette partie. Loin de la visée esthétique, le pictural conduit chez Gracq à la visibilité du non-dit du texte. La langue n’est pas le seul moyen d’expression, la peinture lui en offre un autre beaucoup plus visible que lisible. En tant que moyen concret de la réflexion, l’écriture crée quelquefois un effet pictural. Les multiples signes typographiques (surtout l’italique) et les signes de la ponctuation jouent effectivement sur la représentation de la page. Autrement dit, la page se trouve picturalisée par le moyen de la distribution des mots sur son étendue étroite. L’organisation des mots sur la page a aussi trouvé place dans notre dernière partie, elle révèle la tentative discrète de Gracq de se faire peintre, tout en modifiant ces quelques décimètres rectangulaire en un tableau foncé du noir et du blanc. L’insertion des références picturales dans l’écriture romanesque est la preuve de l’esprit libre et moderne du créateur. Gracq ne reste pas enfermé dans le domaine littéraire, il puise aux autres sources et fait de son texte un lieu unique de ce métissage. En d’autres termes, l’écrivain se libère de toutes les chaînes paralysant le progrès de son écriture, il met les autres mécanismes au profit de sa plume. Peinture, sculpture et musique constituent aussi la texture spatiale de ses récits. Le lecteur ne peut pas se retenir devant certains paragraphes, il se laisse enchanter par l’harmonie imitative des phrases longues. Quelquefois, l’écrivain recourt aux éléments sonores pour attirer l’attention du héros. Pour cela, le texte de Gracq est dit composite, alors que la page semble le lieu parfait de la cohabitation du littéraire et du non littéraire.

La modernité de Gracq réside aussi dans l’adoption des techniques nouvelles de l’écriture. L’intertextualité qui est connue comme un principe majeur de la constitution de l’espace littéraire trouve son terme dans ses écrits. Nous avons distingué plusieurs sortes de relations intertextuelles (explicite ou implicite) qui aboutissent à dialoguer avec l’espace textuel de l’autre. Cependant, l’intégration, comme nous l’avons vu, est loin d’être jugée aveugle, car le romancier transforme la production littéraire des autres en l’insérant dans la sienne. Sous cet angle s’amalgament des textes de type littéraire, mythique et biblique dans son propre texte. La finalité se montre lors de la dissolution de l’espace gracquien dans l’espace extérieur : d’après Julia Kristeva, adopter un texte étranger signifie accepter son espace. Ainsi, l’écriture intertextuelle met à plat les forces qui régissent le texte de Gracq. Nous avons constaté qu’une sorte de pouvoir mythico-biblique joue en permanence ses valeurs dans les écrits du romancier. Le motif du mythe ou de l’envoûtement mythique désigne le point cardinal qui permet de reconstruire la visée de l’art de l’œuvre romanesque de Gracq. Il ancre l’espace gracquien dans la dimension de l’imaginaire et non pas du réel, du surréalisme et non plus du réalisme. Il manifeste également le refus de succomber à la tentation du symbolisme. Si Gracq manifeste un attachement au mythe, cela n’empêche pas d’exprimer son admiration pour les grands mouvements littéraires de son époque, surtout le Surréalisme. L’intertextualité aide à déterminer les germes responsables de la production poétique de Gracq. La remontée vers ces éléments productifs nous préoccupe autant que le texte lui même. Elle nous fait découvrir que le destin de l’espace dans les récits gracquiens émerge de l’impulsion profonde de la réécriture. Qu’il s’étende ou qu’il se rétrécisse, c’est en raison de cette attraction textuelle qui régit secrètement la machine de l’écriture. De ce fait, le texte est moins une construction ferme des éléments constitutifs qu’une reconstruction où s’unissent les rapports de force des discours différents. À cet égard, nous pouvons dire que l’assemblage des textes étrangers en seul lieu crée l’espace propre de l’œuvre romanesque de Gracq. Celle-ci semble d’ailleurs comme une initiation de voyage dans l’espace de l’autre.

Il est vrai que le texte gracquien semble une mosaïque de citations, de transformation ou d’absorption. Mais il se caractérise par la fluidité nécessaire à la compréhension. La pluralité des discours constitue un ensemble à la fois globale et unifié qui communique d’un même élan à l’intérieur de lui-même. Sa continuité est donc intrinsèque, elle provient de l’interaction des multiples textes. La configuration de tous ces éléments textuels sur la surface de la page fait venir le texte. L’espace par conséquent s’en trouve contraint. Il est aussi la conscience de cette contrainte et le désir de passer outre, alors que la fiction se construit dans chaque moment singulier et dans la totalité.

Ce que nous apprécions dans l’écriture de Gracq, c’est la grande liberté avec laquelle il compose son propre espace littéraire. L’écrivain se libère de toutes les chaînes qui peuvent paralyser sa plume, et donne libre cours à son imagination. Son œuvre reste, pouvons-nous affirmer, un lieu propice à la rencontre de la poésie, du romanesque et même du théâtral dont l’association sur la surface de la page blanche contribue à faire la spécificité de son espace. Passionné par l’idée de créer un nouveau sens de l’espace, Julien Gracq libère le récit de la contrainte de raconter une histoire et s’enfonce dans la description spatiale. Pour cela, il se laisse enchanter par les secrets du monde et s’égarer dans son immensité qui est la nôtre. Emportée par la curiosité de savoir la nouvelle fonction confiée à l’espace, nous avons mené une recherche abordée depuis l’écriture poétique de l’espace gracquien. La recherche est motivée par notre passion pour la poésie. L’objectif est d’examiner la dualité de la prose et de la poésie dans l’écriture spatiale de Julien Gracq. Sa lecture nous révèle que l’espace n’est plus qu’un élément secondaire dans l’histoire. Il est l’histoire elle-même. Outre qu’elle laisse voir sa fantaisie créative, l’œuvre nous fait découvrir une autre aventure penchant vers la théâtralisation de l’espace romanesque. Ce dernier n’est pas seulement la scène de l’événement, mais aussi un décor au sens théâtral qu’implique ce mot. L’écriture hétérogène de Gracq ne manque pas encore de reprendre des expressions scéniques. Nous ne voulons pas résumer ce penchant en quelques lignes, il exige un nouveau regard sur le monde gracquien. Nous laissons ce choix à la portée des lecteurs gracquiens pour découvrir eux-mêmes le génie de l’écrivain qui sait à la fois poétiser et théâtraliser le monde romanesque.