Introduction

L’altérité est tout aussi difficile à définir que le « moi », car tous deux sont en mouvement, instables, donc incernables. L’altérité n’est pas isolée de ce qu’on pourrait appeler l’identité, le sujet ou le « je ». Elle est considérée dans le lien et le rapport qu’elle entretient avec le sujet qui se pense (à travers l’autre) ou pense l’Autre (à travers soi). Pour Todorov qui s’est intéressé dans son livre Nous et les autres au rapport entre la diversité des peuples et l’unité de l’espèce humaine, l’altérité ne peut être seulement et simplement étudiée telle une matière extérieure, cernable. Car, selon lui, les autres « toujours, partout, en toutes circonstances, nous vivons avec eux.1 »

Nombreux sont les anthropologues et philosophes qui se sont penchés sur le sujet des autres. Paul Ricœur va même parler de l’exotisme, par opposition au nationalisme, dans son livre intitulé Soi-même comme un autre. Il y traite d’un certain nombre de questions sur l’identité (mêmeté, ipséité) dans son caractère permanent ou changeant à travers le temps, sur le rapport à l’Autre qui se révèlerait être une sorte d’idéalisme recherché par le sujet ou une critique de soi. Il souligne que le genre de rapport qu’entretient le « comme » dans son titre n’est pas seulement une similitude, soi-même semblable à l’Autre, mais aussi et surtout soi-même en tant que l’Autre.

Dans leurs réflexions, des penseurs et philosophes se sont référés justement aux poètes et à la poésie, domaine de notre étude ici. La poésie a toujours été sensible à la question de l’être, de l’être-là, et a soulevé de nombreux questionnements sur le « je », l’Autre et le rapport entre eux.

C’est justement pour sa dimension « autre » que nous nous sommes intéressée à la poésie et, en particulier, à la poésie contemporaine à travers trois poètes qui sont Frénaud, Guillevic et Gaspar, et à l’étude du thème de l’altérité dans leurs œuvres. Car, en effet, la poésie contemporaine accorde plus que toute autre écriture une place importante au paradoxe « je/autre », à l’ouverture (elle aménage un espace d’accueil de l’Autre), car elle se veut au cœur de la réalité qui est elle-même paradoxe et ouverture. C’est en écrivant, en créant et en s’ouvrant à l’Autre que le poète manifeste, vit, réalise, son désir de mieux vivre, de mieux comprendre. Il est cependant indispensable de noter que ce n’est pas seulement le poète qui y est impliqué ; le lecteur, tout lecteur, l’est aussi, y participe, étant partenaire actif, créatif dirions-nous. La poésie offre un espace ouvert à tous et chacun y contribue exactement comme dans la vie réelle. Nous croyons que tout lecteur, toute personne, devrait pouvoir être sensible à cette poésie, elle ne concerne pas seulement ceux qui connaissent l’expérience de l’écriture ou une sensibilité particulière au langage et aux mots, mais aussi ceux qui sont habités par le désir de mieux comprendre, mieux vivre, et par le désir d’apprendre également, bref, ceux qui aspirent à « habiter » poétiquement le monde. Ces désirs-là ne sont-ils pas, après tout, communs à tous, ne nous habitent-ils pas tous d’une manière ou d’une autre ?

Nous tâcherons ici de présenter les points communs ou de convergence entre les trois poètes que nous allons étudier, après un bref mais nécessaire arrêt à chacun d’entre eux. Nous commencerons d’abord par Frénaud avec la révolte et la solitude, ensuite Guillevic avec la souffrance et les choses et nous parlerons finalement de désert, de dénudement et d’ouverture chez Gaspar.

Notre premier poète, André Frénaud, est issu d’une famille bourgeoise. Il était, comme en témoignent ses poèmes, encore enfant, déjà sensible à la condition des pauvres, de la classe ouvrière. Une révolte se préparait alors en lui contre sa propre classe sociale, animée par le désir de rompre avec tout ce qui divise, sépare, les hommes et s’enferme dans des mondes des plus artificiels, sophistiqués et détachés du reste de la population et de la réalité. Cependant, s’étant séparé des siens, la solitude, qui est pour lui une tragédie humaine, s’est fait ressentir de plus belle. Une tragédie qu’il pourra peut-être amoindrir quelque peu grâce à la fraternité avec l’Autre.

Chez notre deuxième poète, Eugène Guillevic, et face à la méchanceté et agressivité des autres autour de lui et de ses propres parents, le recours aux choses et à leur monde, la tentative et la réussite ensuite à les apprivoiser, remédient à la souffrance, à la menace et à la solitude dont il était victime, au sein même de sa famille. Ainsi, en réponse à l’attaque des autres et notamment de sa mère, Guillevic va se réfugier dans les choses et va pouvoir vivre tranquille parmi et avec les choses. Ce qui lui permettra de tourner le dos au mal auquel les autres le condamnaient.

Par ailleurs, le premier regard que Lorand Gaspar a sur le Moyen-Orient est suffisant pour que notre poète tombe amoureux de la région dont il découvrira, plus tard et tout au long de son séjour, l’histoire et la beauté. Il tombe amoureux notamment du désert ; et le nomadisme qu’il découvre dans ce lieu aride et difficile devient à ses yeux le mode de vie à suivre par excellence. Le dénudement, terme cher à Gaspar, est d’abord et surtout une condition essentielle pour une meilleure ouverture à l’Autre, un contact et un rapport plus vierges et plus fertiles.

Venons maintenant à ce qui réunit nos trois poètes. Car, au-delà de leurs différences ou spécificités, c’est l’expérience humaine de chacun dans tout ce qui leur échappe et dans l’horizon qui se dérobe incessamment devant eux qui les rassemble. Et malgré tout, ils restent obstinés dans leur quête de l’Autre, à la recherche d’eux-mêmes. C’est aussi le refus des clôtures, la passion des mots, l’ouverture à l’intériorité latente d’une soif qui, en l’homme, défie la finitude. Une poésie qui ne se réduit pas au lyrisme de la célébration du monde et de l’effusion personnelle et qui, loin de se réfugier dans l’éclat de la beauté des mots, de leurs sonorités et de leurs rythmes, allie, en interrogeant le monde à travers les mots, le sensible et le méditatif, dans une démarche de maturation spirituelle. Pour ce faire, existe chez eux une recherche d’exigence, de précision, dans des mots qui leur font résistance. Une recherche intérieure se manifeste dans une grande soif de lumière, par un désir d’aller à la rencontre de soi-même mais également dans une recherche qui va au-delà, toujours à travers des retrouvailles avec soi, vers un dépassement des limites, du convenu, des clôtures, et un désir d’habiter l’ouvert et de connaître la liberté. Cette recherche se situe dans la quête d’un monde, ce même monde, neuf ; elle s’opère dans le désir de percer le mur de l’opacité, dans le désir d’échapper au vide, au manque et à la perte. Ils ont tous les trois un regard méditatif posé sur les contradictions de la vie et ils tentent de voir sous ces contradictions l’unité profonde du tout. Pour eux, le poème est un espace dialogique, une fenêtre de parole où entrent le poète, le poème et le lecteur. Un espace où il y a parole et construction avec l’Autre et où il y a échange réciproque entre le « nous », ou le « moi », et l’autre. Tout cela définit le poème dans le contexte d’une poésie qui se présente comme défi à la routine, à l’usure ; un défi qui se veut cheminement vers des ouvertures, des départs : une avancée dans le noir, vers la lumière qui apparaît par moment au poète, tout au long de sa quête. Le poète écrit pour aller avec et au-delà, dans une longue et interminable quête de connaissance, de compréhension, de sens, de vérité, de transparence, de lumière et d’unité. Il est la conscience d’un manque, d’un sens jamais atteint d’une quête sans fin ; il est également la voix qui s’entête à dire et à dire autrement, à défaut de pouvoir tout dire.

Ce qui rassemble aussi nos trois poètes, c’est une caractéristique majeure et commune à l’univers et à l’expérience poétiques, tant frénaldiens, gaspariens que guilleviciens, et qui est, contrairement à une poésie du singulier, celle d’une poésie universelle qui nous mène à considérer le thème de l’altérité. On ne peut chez aucun des trois poètes écarter ou négliger l’Autre et notre rapport à lui. L’Autre n’étant pas seulement notre semblable humain mais comprenant aussi, naturellement, tous les êtres qui partagent avec nous l’expérience de la vie dans le monde et l’univers, sans exception.

Tous les trois ont, en quelque sorte, traversé le XXe siècle, même si Gaspar est né 18 ans après Frénaud et Guillevic, ils ont souffert directement ou indirectement des effets de la guerre. Dans un tel contexte, les idéologies de toutes sortes tombent, les croyances de jadis ne jouissent plus de la confiance, ni de l’adhésion de la majorité des personnes. Face à cela, l’arrivée de nos poètes à la poésie, si nous pouvons le considérer ainsi, se voit et se fait comme un besoin et une nécessité habités par un immense désir. Leur attention se tourne vers ce qui ramène au centre de la vie, à du palpable, et non aux discours superflus sur la vie. Il s’agissait de chercher à mieux approcher le monde pour mieux le vivre. Et comment arriver à mieux vivre son être-là, au monde, si ce n’est - du moins c’est la caractéristique de nos poètes et de leurs univers - dans un recours à la matière, à l’élémentaire ? Un recours qui est illustré dans des recueils comme Terraqué (Terre-eau) de Guillevic et dans Le quatrième état de la matière de Gaspar et qui n’est pas indifférent au philosophe Gaston Bachelard qu’il convient d’évoquer ici. Bachelard s’inscrit, en effet, dans une même recherche et un même intérêt pour l’élémentaire, lorsqu’il écrit entre 1938 et 1948 La psychanalyse du feu, L’eau et les rêves, L’air et les songes, La terre et les rêveries de la volonté. Ainsi, recourir à un ailleurs, créer et constituer un monde imaginaire au-delà de notre monde pour fuir ce dernier et en guérir ne fait pas partie chez nos trois poètes de leur façon de vivre le monde, tant dans leur vie au quotidien que dans leur univers poétique. Par exemple, pour Guillevic, il n’y a pas d’ailleurs où l’homme puisse guérir de l’ici. Il s’agit donc de chercher à mieux vivre le monde et non pas à le fuir vers un monde imaginaire, idéaliste, utopique. Leur poésie est une poésie de l’élémentaire dans le rapport étroit, attentif, observateur et éveillé qu’ils entretiennent avec la matière qui participe à la constitution de notre monde et à la nôtre aussi, puisque nous sommes une de ses composantes.

Poètes de l’immanence, de la matière, du concret, des éléments, Frénaud, Gaspar et Guillevic accordent ainsi une place importante aux choses et objets concrets mais aussi à l’aspect matériel et réel de tout être, de toute expérience même au sein du mot, de l’écriture, dans leurs poèmes. Leur poésie ne part pas d’un moi ou d’un soi pour y rester mais cherche à approcher, à connaître et à comprendre notre rapport au monde, à l’Autre, à tous les êtres qui constituent avec nous l’univers. Car le rapport à l’Autre n’est pas accidentel, ni nouveau, ni éphémère, il prend racine dans la loi même qui gouverne, depuis le tout début, depuis toujours, le monde. Cette même « racine commune » (Ar., p.141), qui est communion entre nous, entre nous et l’Autre, entre nous et le monde, nos poètes ne cessent de poursuivre leur quête dans un espoir toujours renouvelé de pouvoir l’approcher et connaître une véritable communion avec l’Autre, avec le monde. « Habiter » le monde, c’est en fait vaincre l’exclusion, la nôtre comme celle des autres, c’est se sentir enfin relié au monde, partie prenante d’un tout. Ainsi, pourrions-nous dire que l’expérience existentielle que nos poètes vivent dans leur rapport à l’être, à l’Autre, au monde, et à travers leurs univers poétiques, est une tentative pour « habiter » le monde.

Écrire, c’est essayer de comprendre, sans se détacher du réel, le monde, l’Autre, avec tout ce qu’ils comportent, y compris nous-mêmes, bien sûr. L’univers poétique de chacun de nos trois poètes ici témoigne de cela. Ils écrivent leur rapport à l’altérité et, à travers celle-ci, leur rapport à eux-mêmes. Car la poésie n’est nullement écriture du singulier ou d’un lyrisme pur et égocentrique, elle n’est pas elle-même isolée de tout ce qui l’entoure. Elle est, bien au contraire, au cœur du réel, de la vie, du mouvement perpétuel qui l’anime et la fait évoluer. En cela, la poésie, plus particulièrement celle de nos trois poètes, est, comme nous l’avons dit plus haut, universelle. Que ce soit dans la vie ou dans le poème, il s’agit de la même aventure et du même combat dans la vie et dans le langage. Les poètes sont traversés par deux désirs importants, un désir de connaissance et de compréhension et un désir de tout dire, de dire autrement. L’échec de l’écriture, de la parole, est un tremplin pour les poètes qui ravivent et relancent leur quête et non pas un découragement qui irait les pousser jusqu’au renoncement.

Pour conclure, il faut dire qu’il y a, chez nos trois poètes, malgré toutes les idéologies et croyances qui ont échoué et avec elles les espoirs des gens - le paradoxe tout de même maintenu - un basculement optimiste ou du moins une ouverture au bonheur, à l’espoir en l’humanité et en la fraternité, en l’altérité.

Ce travail va chercher à mettre en évidence la portée existentielle d’une œuvre, que ce soit celle de Frénaud, de Guillevic ou bien celle de Gaspar, qui, s’étendant sur plus de cinquante années de vie en poésie, est avant tout une interrogation sur l’homme, sur le mystère de l’homme dans le monde ; sur l’être, sur soi et sur l’Autre partageant un même monde, une même expérience de vie. Nous avons souhaité que notre approche soit principalement phénoménologique. Notre analyse se situera plutôt du côté de l’analyse thématique, philosophique et stylistique, ce qui nous aidera davantage à mettre en relief le sens et l’importance du rapport à l’Autre dans chacun des trois univers poétiques. Notre démarche consistera à adhérer d’une façon la plus directe et intime aux poèmes étudiés. Nous nous situerons alors dans notre étude au niveau des écrits des trois poètes, de leurs poèmes, de la critique de leurs œuvres, et de leur biographie concernant de manière particulière des événements et moments majeurs dont ils parlent eux-mêmes lors d’entretiens. Nous tâcherons d’étudier le rapport du poète à l’être- lui-même et l’Autre- dans sa quête, et son rapport au langage également.

Pour ce faire, nous avons consacré à notre étude trois parties que nous présenterons ainsi : la première partie, intitulée « L’identité/ l’Altérité : « je » face à l’Autre » sera une introduction au thème de l’altérité et au rapport à celle-ci. Nous poserons la question de l’identité et de l’altérité, celle du sujet face à l’Autre, et de la poésie face aux autres domaines, à la science notamment. Dans le premier chapitre de la première partie, il s’agira donc de s’arrêter à la question de l’identité du sujet, du « je », de la poésie par rapport aux autres domaines ou en comparaison avec eux, pour nous consacrer ensuite au « je » chez chacun de nos trois poètes. La question du sujet a été traitée dans Figures du sujet lyrique, ouvrage dirigé par Dominique Rabaté. Notre deuxième chapitre aura pour commencement le soin de définir le terme « autre », selon différentes analyses et points de vue, pour ensuite s’attacher à présenter quelques formes de l’altérité chez nos trois poètes et le rapport entretenu avec elles. Nous aborderons surtout les choses, et nous nous arrêterons à la présence du minéral, de la pierre, et évoquerons le rapport entre le visage minéral et celui de la poésie contemporaine. Ensuite, nous nous consacrerons à une autre forme qui est celle du végétal sous différentes formes, et finirons avec les autres hommes, la figure humaine de l’altérité.

Nous aborderons dans le contexte de la dernière figure de l’altérité qui est celle de l’humain l’origine dont il est très important de préciser ici le sens. Nous l’attribuerons à l’histoire et au passé de chacun de nos trois poètes ainsi qu’à l’Histoire des hommes et à leur passé. Nous distinguerons alors entre, dans un premier temps, une origine individuelle ou personnelle qui est en d’autres termes le passé ou plus précisément l’enfance, cet autre que l’on a été, et, dans un deuxième temps, une origine collective qui serait, elle, ces autres qui ont été et l’on désigne ici l’Histoire en général, celle de l’humanité.

Il est intéressant de noter que le rapport à l’origine tient chez nos trois poètes une place importante et mérite d’être analysé de plus près. Nous nous appliquerons à montrer comment elle se présente à travers le rapport de chacun au passé, à son passé, et au présent. Il s’agira ainsi d’étudier la nature du rapport que chaque poète a avec sa propre enfance. Nous pourrons voir par exemple comment le présent devient pour Guillevic un refuge contre les malheurs et les souffrances du passé, une sorte de dépassement. Il sera alors question de ce qu’on pourrait appeler passé-présent collectifs (origine collective) par rapport aux passé-présent personnels (origine personnelle).

Dans la deuxième partie, sous le titre de « La quête de l’Autre entre pertes et retrouvailles », il sera question des conditions à remplir pour une véritable rencontre avec l’Autre. En premier lieu, nous nous consacrerons à la quête de l’Autre telle que ressentie intérieurement, avec les paradoxes qu’elle crée aussi, mais vue également dans la renaissance qu’elle apporte en le poète. Ensuite, en deuxième lieu, nous aborderons la quête sur un plan extérieur, à travers le voyage et sa place dans l’univers poétique de nos poètes, ainsi que dans leur vie. Nous étudierons ainsi la nature des démarches et conditions à emprunter pour une meilleure connaissance de l’Autre et un meilleur rapport à lui - pour que la rencontre puisse s’opérer efficacement et qu’elle évolue dans le sens d’un lien, d’une relation et d’un rapport communs, réciproques, soudés et bien forts -, il sera nécessaire de nommer et d’étudier les importantes figures de la quête chez chacun de nos trois poètes. Nous tenterons ainsi de souligner et de relever les expressions ou les termes qui reviennent souvent dans les trois univers poétiques concernant la rencontre avec l’Autre. S’interroger sur la vie, sur l’existence, sur les hommes, remettre en question tous les acquis est ce qui est à l’origine de la poésie. Le poète de la solitude fraternelle cherche dans sa solitude et celle des autres, l’Autre, la fraternité et la communion avec lui et dans le non-espoir, il cherche la promesse d’un espoir, la lueur d’une joie ou d’un bonheur.

Quant à la question du lieu idéal que rechercheraient les poètes à travers leur quête, si lieu idéal il y a vraiment, pour Gaspar ainsi que pour Frénaud, on pourrait dire qu’il n’existe pas de lieu idéal : cette patrie est introuvable. Or, ne la ressentent-ils pas dans leurs quête et voyages interminables, dans leurs déplacements au-delà des frontières, à multiplier les voyages, les frontières dépassées, et les langues entendues, connues ? Nous tenterons de voir en détail comment cela apparaît dans leurs poèmes et comment, en revanche, il y a chez notre poète celte, Guillevic, un attachement particulier manifesté pour son pays natal qui habite sa poésie et sa vie.

Et enfin en troisième partie, nous nous appliquerons à la dimension « autre » des mots et du langage dans l’écriture poétique de nos trois poètes que nous présenterons chacun dans un chapitre à part. Cette dimension est due au fait que les mots ne sont pas perçus comme inertes, figés, ni comme morts, ils sont bel et bien vivants. Ils résistent même au poète qui doit savoir, apprendre ou plutôt tenter de les conquérir et de leur donner corps, les rendre charnels, palpables.

Nous nous arrêterons d’abord, chez Frénaud, suivi de Gaspar et enfin de Guillevic, au poète, à sa position, à ce qui le définit tel qu’il se présente, se voit, lui-même sous la plume de chacun de nos poètes, dans leur expérience poétique, dans un rapport « autre » au langage poétique. Chez Frénaud, nous porterons notre étude particulièrement sur un poème dans lequel il dresse son propre portrait, intitulé « autoportrait ». Chez Gaspar, le poète est celui qui ne sait pas, car selon lui, c’est « celui qui ne sait pas (qui) parle » alors qu’au contraire « celui qui sait ne parle pas » (App.P., p.123). Et chez Guillevic, il sera présenté comme un poète « brut », « préhistorique », un « sculpteur du silence ». Nous étudierons aussi les caractéristiques du langage poétique, entre puissance et échec, que nos poètes vivent malgré tout comme conditions propres à la poésie. Nous aborderons par exemple le sujet du château chez Frénaud, de la beauté selon Gaspar. Il s’agira aussi d’étudier le rapport aux autres arts et domaines, des disciplines auxquelles se sont intéressés nos poètes et comment elles sont perçues par eux. Nous citerons la peinture chez Guillevic et Frénaud, la photographie, la médecine pour ce qui concerne Gaspar. Les poètes trouvent dans la peinture non seulement le rapport au regard, à un monde vu mais également à la matière et au geste, car peindre c’est travailler à même la matière, avoir avec elle un contact direct et physique alors qu’en comparaison le rapport que les poètes ont avec les mots est plutôt abstrait. Les poètes verraient les peintres plus liés qu’eux à la réalité en quelque sorte.

Le visuel occupe ainsi une place considérable chez les poètes qui se lient d’amitié avec les peintres et travaillent aussi ensemble. Nous retrouvons le visuel dans l’importance accordée à la mise en page, le caractère artistique des graphies, cela est évident chez Gaspar, citons par exemple les graphies représentant le désert dans des langues anciennes ou la typographie de certains poèmes prenant la forme de creuset ou de strates. Il y a donc tout un rapport entre ce qui est dit ou tu, ce qui est vu et ce qui ne l’est pas, le dicible, le lisible, le visible. Et nous pouvons parler de l’importance du silence tant chez nos poètes que dans la peinture ou même la photographie, pratiquée par Gaspar, arts dits muets. Il s’agit dans de tels domaines de saisir la présence derrière la représentation picturale ou discursive, étant toujours devant le lisible, le visible et le tu. Dans ce paradoxe, la présence reste hors d’atteinte mais elle est espace ouvert et inépuisable de désirs et de significations. Nous citons ici les paroles de Paul Eluard, qui lient ce qui est visible à la compréhension et à l’action et à travers le vu naît une union entre le monde et les hommes et les hommes entre eux « Voir, c’est comprendre et c’est agir ; voir, c’est unir le monde à l’homme et l’homme à l’homme.2 »

Dans le rapport à l’être, à l’Autre, d’autres figures que nous n’aborderons pas ici mériteraient qu’on leur consacre toute une étude, nous pensons par exemple à l’Être, Dieu, le religieux et le spirituel mais aussi à une autre figure qui est, cependant, moins importante mais tout aussi intéressante et qui est celle de la figure animale manifestée avec l’oiseau, le chameau, etc.

L’œuvre des trois poètes constitue une masse considérable en plus de toute la littérature secondaire qui a été produite sur eux. Cependant, le défi mérite d’être relevé car le thème de l’altérité restera une question au cœur de la pensée des Hommes dans un monde qui ne cesse d’évoluer et de se transformer avec tous les moyens technologiques sophistiqués que nous connaissons.

Notes
1.

Todorov, Tzvetan, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, prière d’insérer, Seuil, 1989.

2.

Cité dans Poésie de langue française 1945-1960, sous la direction de Marie-Claire Bancquart, PUF, 1995, p.197.